La lutte contre la pandémie dans ce pays s’appuie sur un confinement obligatoire parmi les plus longs au monde. Les professionnels de santé s’inquiètent d’une hausse des troubles anxieux et dépressifs.
« Je fais des insomnies, je me sens anxieuse… je fume davantage, je mange mal. » Profitant de quelques rayons de soleil automnal, son masque rabattu sur le cou le temps de finir sa cigarette roulée, Leonela Godoy, 31 ans, décline la liste des maux qui l’affligent depuis le début du confinement obligatoire. Décrété pour toute l’Argentine le 20 mars et toujours strictement appliqué à Buenos Aires et dans sa grande banlieue au moins jusqu’au 28 juin, cet isolement forcé pèse sur la santé mentale des habitants.
Selon une étude de l’Observatoire de psychologie sociale appliquée de l’université de Buenos Aires, 60 % des Argentins estiment que leur état de santé mentale a empiré depuis le début de la crise sanitaire. Le rapport indique que quatre des principales émotions ressenties par les habitants de la capitale sont l’incertitude, la lassitude, la fatigue et la dépression. Alors que l’Argentine traverse déjà une grave crise économique et sociale depuis 2018, les sondés sont inquiets et pessimistes : 70 % s’attendent à ce que leurs revenus chutent ou continuent de chuter dans les prochains mois.
Irritabilité des enfants
Au 18 juin, l’Argentine comptait un peu plus de 37 500 cas confirmés de Covid-19, dont 948 mortels. Des chiffres faibles, comparés à ceux de pays voisins comme le Brésil, où le nombre de décès explose. La stratégie du gouvernement d’adopter un confinement obligatoire très tôt a permis de limiter la propagation du virus et d’éviter, pour l’instant, la saturation du système de santé. « Mais l’état psychologique des personnes s’est fortement dégradé, précise Claudia Borensztejn, présidente de l’Association psychanalytique argentine (APA). Au départ, il s’agissait surtout d’angoisse, de difficultés à supporter l’enfermement. A présent, on observe davantage de fatigue, de dépression. Les problèmes de santé mentale préexistants s’aggravent. »
A l’image de l’hypocondrie de Mercedes Duhalde, une avocate de 41 ans qui fait des crises d’angoisse à répétition depuis le début de la pandémie. « Je suis terrifiée à l’idée de sortir de chez moi, j’ai été jusqu’à ne pas manger parce que je ne voulais pas faire les courses. Plus ce confinement dure, plus mes symptômes empirent. » Mercedes n’est pas suivie actuellement et ne se voit pas entamer une thérapie de manière virtuelle, une modalité qu’ont dû adopter bon gré mal gré de nombreux professionnels de santé. « La pandémie nous a fait perdre l’intimité de la rencontre personnelle et la continuité du processus thérapeutique », déplore Humberto Persano, psychanalyste et directeur général du service de santé mentale de la ville de Buenos Aires.
Les enfants et adolescents sont particulièrement affectés par ce long confinement. Depuis la mi-mai, et après avoir passé quasiment deux mois enfermés, les mineurs vivant à Buenos Aires sont autorisés à sortir pendant une heure le week-end, accompagnés d’un parent. Une respiration bienvenue, mais qui ne suffit pas à calmer l’angoisse et l’irritabilité des enfants. « Mes amis me manquent, ils sont ma source d’énergie », articule derrière son petit masque Joaquin Ferrando, 7 ans, qui après trois mois sans école a toujours du mal à se faire aux cours virtuels : « C’est bizarre, c’est comme être dans une classe tout seul. »
Interrogé lors d’une conférence de presse, le 23 mai, sur l’angoisse ressentie par de nombreux Argentins, le président Alberto Fernandez a semblé balayer la préoccupation du revers de la main : « Ce qui est angoissant, c’est de tomber malade. C’est que l’Etat abandonne ses citoyens ! » Une réponse qui a de quoi surprendre, dans un pays où la santé mentale est d’ordinaire prise très au sérieux. L’Argentine compte en moyenne 222 psychologues pour 100 000 habitants, un record mondial et un chiffre 4,5 fois plus élevé qu’en France.
Le nombre de nouveaux cas augmente
Et pourtant, à mesure que l’épidémie s’accélère dans l’Aire métropolitaine de Buenos Aires (AMBA), où ont été recensés 90 % des cas de Covid-19 du pays, le confinement a de grandes chances d’être de nouveau prolongé au-delà du 28 juin. Il dépasserait alors les 100 jours. Le reste du pays, relativement épargné, se déconfine progressivement. « Dans l’AMBA, le nombre de nouveaux cas augmente, souligne le docteur Persano, lui-même récemment testé positif au Covid-19, cela devrait être le moment d’observer la plus grande vigilance, mais les gens sont tristes et fatigués. »
En témoigne le flot de personnes s’étant précipitées dehors lundi 8 juin, lorsque la municipalité de Buenos Aires a de nouveau autorisé le jogging – uniquement de 20 heures à 8 heures du matin – après déjà 80 jours de confinement. « Cette sortie massive de coureurs montre le désespoir de ces personnes, combien elles souffrent de l’enfermement », estime Humberto Persano.
Le service de santé mentale de la ville de Buenos Aires, qui reçoit chaque année près de 4 000 appels de personnes sollicitant une assistance psychologique gratuite, en a reçu 2 500 en deux mois seulement. L’APA a également mis en place un numéro d’urgence et un formulaire de contact sur Internet. Depuis le début du confinement, l’association a été contactée par plus de 800 personnes, alors qu’elle répond habituellement à 150 demandes en un an. « Je me vois de plus en plus contrainte à défendre une sortie organisée et responsable du confinement, plaide la psychanalyste Claudia Borensztejn, les gens doivent reprendre un semblant de vie normale. »
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