Photo Antoine D’Agata. Magnum Photo
Dans son enquête sur le consentement dans le couple, le sociologue explore les non-dits de la chambre conjugale : les mécanismes qui peuvent pousser des femmes à céder sans pour autant désirer, et comment certains hommes vont franchir la «ligne rouge» du viol conjugal.
Omerta dans le couple ? Les féminicides font la une, l’affaire Weinstein est passée par là, Adèle Haenel s’est levée, le livre le Consentement de Vanessa Springora a bouleversé. Il y a pourtant un lieu où le silence règne encore, c’est le lit conjugal. Que se passe-t-il dans le cas où l’un a envie et l’autre pas ? Quand le désir de l’un s’impose à l’autre, parfois avec douceur, parfois violemment, refuser un rapport sexuel à la personne que l’on aime se révèle difficile à dire. En mars dernier, le collectif féministe #NousToutes publiait un appel à témoignages auquel près de 100 000 femmes ont participé : 9 femmes sur 10 ont «fait l’expérience d’une pression pour avoir un rapport sexuel». Le décalage entre la nouvelle morale collective et ce qui se passe dans le secret des draps semble criant. Auteur de plusieurs ouvrages sur le commerce du couple, le sociologue Jean-Claude Kaufmann a recueilli cette parole indicible : les insatisfactions, les incompréhensions, les souffrances provoquées par les divergences de désir sont largement refoulées dans les couples qui durent. Où se situe la limite entre lourde insistance et viol conjugal ? Dans Pas envie ce soir, une enquête sur le consentement dans le couple, publiée récemment aux éditions Les liens qui libèrent, Kaufmann explore les mécanismes par lesquels les femmes se retrouvent à céder sans pour autant consentir.
Vous avez enquêté sur le consentement dans le couple, et vos résultats sont sans appel : de nombreuses femmes ressentent une pression de la part de leur conjoint pour avoir des rapports sexuels, est-ce un fait massif ?
Mon enquête est qualitative, il est donc difficile de chiffrer. D’abord, ce n’est pas toutes les femmes, dans certains couples, c’est inversé. Mais ce que j’ai pu constater à travers les témoignages recueillis, c’est que la divergence de désir est quelque chose qui concerne tous les couples. Je n’ai pas travaillé sur les couples homosexuels mais je pense que c’est aussi le cas pour eux. Plus que la sexualité, la question centrale, c’est le désir, le respect du désir de l’autre, avec derrière la question du consentement. La baisse du désir est un fait massif chez les femmes, parfois, il s’agit d’une disparition totale, parfois une petite baisse de motivation, il y a tous les degrés. Dans les témoignages, il ressort que les femmes ont moins de désir quand le couple s’installe mais qu’elles n’en disent mot car elles aiment leur relation en dehors de la sexualité, le couple ordinaire est plus précieux, la bonne équipe qu’on fait ensemble comme elles disent. Si on prend tous ces degrés, je pense que c’est quand même une petite majorité de femmes qui cèdent sans forcément consentir.
Le viol se définit comme l’acte par lequel une personne est contrainte à un acte sexuel sans son consentement. Celui-ci est-il plus difficile à définir dans le viol conjugal ?
C’est ce que j’appelle «la ligne rouge», elle n’est pas simple à dessiner mais essentielle. Les hommes qui dépassent cette limite et se moquent de la souffrance de leur compagne entrent dans la catégorie des violeurs et des harceleurs qui violent délibérément, impunément. Ce continent noir des agressions impunies dans le couple existe, et ces violences ont dû redoubler avec le grand enfermement domestique engendré par la pandémie. Les viols conjugaux représentent 31 % de l’ensemble des viols. Proportion sous-estimée car elle est calculée à partir des plaintes qui sont un indicateur absolument insuffisant aujourd’hui. Les institutions ne sont pas à l’écoute. La plainte pour viol dans l’espace public n’est pas simple mais elle l’est encore moins quand il s’agit d’une personne très proche. En dessous de la ligne rouge, les femmes voient le rapport sexuel comme une corvée, un peu comme les tâches ménagères, c’est pénible mais il faut le faire quand même. Dans ce domaine, il va falloir en parler, faire comprendre au partenaire que tout cela, c’est fini. Il y a chez la majorité des hommes une incompréhension face aux signaux envoyés par les femmes pour dire non.
Le couple, qui devrait être le lieu de la parole libre, se révèle être l’endroit du non-dit, du secret. Si les femmes interrogées ne formulent pas leur non-consentement, le corps parle de lui-même…
Le langage du corps est une conversation subtile. Une femme qui n’a pas envie peut croire avoir envoyé un signal fort en se retournant sur le côté à un homme qui approche sa main d’elle dans le lit. Mais une majorité d’hommes ne recevrait pas le message. Il y a eu l’affaire Weinstein, mais dans l’intimité de certains couples, on est encore au Moyen Age. D’une part, parce qu’il y a cette mémoire longue qui s’imprime dans l’inconscient. Dans la tradition des rituels de séduction depuis des siècles, l’homme devait vaincre les résistances de la femme, et la femme était dans la position où elle mettait des barrages même si elle avait du désir. Se défaire de cela ne se fait pas en un jour. A l’heure de #MeToo, les hommes doivent apprendre à être très attentifs au moindre mot et au moindre geste. D’autre part, la zone grise explose car dans certaines situations, l’expression du désir n’est pas claire pour le conjoint mais elle n’est parfois pas claire pour la femme elle-même. Après un premier refus, la femme peut se laisser faire avec un peu de passivité, ce qui pour elle est un message, mais que l’homme interprète parfois comme une paresse habituelle. Les femmes cèdent car elles culpabilisent de ne pas avoir envie, elles ont peur de décevoir leur compagnon, de briser leur couple. Il faut le dire pour en finir avec cette culpabilisation des femmes, ce refoulement qui peut produire d’importantes souffrances. Pour ça, la parole doit se libérer.
Est-ce une réminiscence du devoir conjugal ?
Ce n’est pas exactement le même type de fonctionnement. Il y avait, au XIXe siècle, un cadre moral collectif instauré par l’Eglise. Les femmes devaient faire don de leur personne, se sacrifier corps et âme pour la famille. Pour l’Eglise, la sexualité était importante, il fallait des enfants, une sexualité procréative. Il y avait même des indications supplémentaires pour la femme, pas trop pour le mari, on disait que si le mari avait du désir, ça pouvait faire des enfants plus vigoureux. On demandait par contre à la femme de faire son devoir sans trop ressentir de plaisir. Aujourd’hui, on est dans une société complètement différente. Chacun choisit sa vie, sa vérité, sa morale. C’est une sorte de devoir conjugal réinterprété par le choix personnel.
Comment expliquez-vous cette divergence de désir entre les hommes et les femmes ?
Ce n’est pas lié à la nature féminine même si on entend encore l’idée absurde que les hommes ont des «besoins». C’est essentiellement lié à la position des femmes dans le couple. A chaque moment de densification du système ménager et familial, avec l’arrivée de l’enfant notamment, les femmes vont effectuer l’essentiel des tâches, mais surtout en porter la gestion dans la tête, ce qu’on appelle «la charge mentale». Cette responsabilité véhicule de la fatigue, du stress et ne crée donc pas de la disponibilité pour le désir. Même si les hommes s’impliquent davantage, la femme demeure dans un rôle qui lui rend plus difficile l’accès au plaisir. Le partage des tâches ménagères reste la clé de tout, il explique le plafond de verre dans la vie professionnelle comme la disponibilité au désir dans la vie intime. Et le décalage entre les discours publics et la réalité domestique est énorme.
En pointant que les hommes ont souvent plus de désir que les femmes, ne renforcez-vous pas les stéréotypes de genre et les inégalités ?
D’un point de vue féministe, cela peut apparaître choquant et rétrograde, politiquement incorrect, mais c’est une réalité. Doit-on taire une réalité ? Je ne dis pas que les hommes ont plus de désir que les femmes, ce n’est pas quantitatif. Ce sont les trajectoires du désir qui sont différentes : chez les hommes, le désir est constant et régulier, que le couple soit passionné, amoureux tranquille, routine plan-plan, ou dans une relation tendue, voire violente. Pour les femmes, il y a des moments, des contextes où il y a une explosion nouvelle du désir, notamment dans la genèse du couple, dans les premières rencontres, les femmes sont expressives, audacieuses, libérées, peut-être davantage que les hommes. Il y a des résurgences de désir quand elles quittent leur compagnon pour un nouveau, elles retrouvent un accord avec leur corps.
Les principes universels sont importants pour avancer vers l’égalité, mais si on refuse de regarder la réalité en face, on crée de la souffrance, est-ce féministe ça ? Je ne le crois pas. La démarche féministe doit permettre au non-consentement de s’exprimer. Il faut pour cela rassurer les femmes sur leur affaissement du désir et l’expliquer aux hommes. Pour avancer vers l’égalité entre les hommes et les femmes, il faut arrêter de se raconter des fables.
Le respect du consentement, c’est quelque chose qui se joue du côté de la femme et de l’homme…
Complètement, c’est un travail des deux et si possible des deux ensemble, sur les attentes de l’un et de l’autre, le fonctionnement de la mécanique du désir, les gestes, ce travail amoureux va être extraordinaire à faire. L’important est d’en finir avec le réflexe de l’enfouissement toujours à l’œuvre. Si on en discute, qu’on est dans un jeu des échanges, on marche vers une meilleure écoute de l’autre et une meilleure articulation des désirs de chacun. On est au premier mètre des kilomètres qu’il nous faut encore effectuer. Il faudra des générations pour résoudre cette incompréhension. C’est un énorme chantier. Mais quel beau programme !
Jean-Claude Kaufmann
Pas envie ce soir Les liens qui libèrent, 272 pp.
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