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jeudi 18 juin 2020

DAVID LE BRETON, RÊVE-TOI ET MARCHE

Par Robert Maggiori— 

Son «Eloge de la marche» avait donné ses lettres de noblesse à cette activité physique fondamentale. Avec «Marcher la vie», l’anthropologue en explore les bienfaits, autant pour l’esprit que pour le corps, face aux rythmes trépidants du monde moderne.

La montagne de Lure dans les Alpes-de-Haute-Provence, vue en reflets dans un morceau de miroir de poche.
La montagne de Lure dans les Alpes-de-Haute-Provence, vue en reflets dans un morceau de miroir de poche. Photo Eric Franceschi

«Je confesse être étonné de l’insensibilité morale de mes voisins qui se confinent la journée entière dans leurs boutiques et leurs bureaux et ce pendant des semaines et des mois. […] Je ne sais de quelle étoffe ils sont faits, assis là maintenant à trois heures de l’après-midi comme s’il était trois heures du matin.» Henry David Thoreau est en fait plus qu’étonné : il s’inquiète et s’indigne de ce que ses contemporains s’enferment à la maison, se prélassent sur un fauteuil toute la journée, et ne réalisent pas que, pour «conserver ses esprits et sa santé», il faut passer «au minimum quatre heures par jour à flâner par les bois, les collines et les champs». Mais c’était en 1851 - et le philosophe américain ne pouvait pas se douter que dans un avenir lointain des populations entières, devenues sédentaires par obligation, auraient vendu leur âme au diable pour trouver même pas un bois où se promener, juste un bout de trottoir ou de jardin où se dégourdir les jambes.

Thoreau n’avait pas tort pourtant. Les humains ont toujours préféré le confort d’un divan à l’effort d’une marche - et, de plus, ont rarement marché pour marcher. «Autrefois, on marchait pour arriver, par nécessité, à défaut d’avoir les moyens d’acheter une bicyclette, une mobylette ou une voiture.» Seule la destination comptait, pas le chemin, qu’on voulait le plus court et le moins escarpé. «Encore aujourd’hui, pour maintes populations à travers le monde, se déplacer est le fait de pauvres ou de migrants qui n’ont guère le choix» - et paradoxalement, pour d’autres, celles qui ont le choix et les moyens, aller à pied est considéré comme étant d’un autre temps, où le monde n’était pas village, où tout n’était pas connecté en réseau, où information et communication ne se faisaient pas à vitesse éclair. «L’humanité est désormais assise, elle sèche sur pieds», devant «les écrans de portables, d’ordinateurs ou de télévisions, aux volants des voitures ou au bureau» - et si certain(e)s marchent encore, c’est souvent «dans l’immobilité géographique», sur un tapis, «écouteurs aux oreilles». En France, dans les années 50, «on marchait en moyenne sept kilomètres par jour», aujourd’hui «à peine trois cents mètres». Mais une moyenne, on le sait, est toujours trompeuse. Elle écrase les pics, cache les exceptions, les contre-tendances ou les contrepieds, si bien nommés - en l’occurrence l’extraordinaire engouement que suscite la marche au moins depuis les années 80 - cette «célébration du corps, ses sens, de l’affectivité, mise en branle de toute la personne, présence active au monde», qui «remet en contact avec soi et avec la sensation d’exister».
«Savourer les heures»
Pour le peuple des marcheurs, excursionnistes, chemineaux, pèlerins ou randonneurs, l’anthropologue et sociologue David Le Breton est une icône. Il est vrai que deux de ses précédents essais (Eloge de la marche et Marcher. Eloge des chemins et de la lenteur) ont beaucoup fait pour donner à cette «activité physique sans compétition» ses lettres de noblesse, moins gymniques ou sanitaires que philosophiques, morales, sociales, voire politiques, et sont devenus des livres cultes. Ce n’était sans doute pas assez : la «passion contemporaine» pour la marche «mêle des significations si multiples» - volonté de «retrouver le monde par le corps», «suspendre les tracas du jour», «vivre une trame de surprises et d’acquiescements», «savourer les heures sans autre souci que de mettre un pied devant l’autre», etc. - qu’il était nécessaire d’en publier un autre : Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur.
La marche n’est pas un dada pour David Le Breton. Il est bien sûr heureux marcheur lui-même, mais son intérêt pour cette pratique participe de l’objet d’étude qu’il s’est donné dès le début de sa carrière, il y a plus de trente ans : les rapports entre anthropologie du corps et modernité. Puisque l’être humain a le corps qu’il est et est le corps qu’il a, puisqu’il est, par son corps, au monde et dans le monde, peut s’y mouvoir, agir, le transformer, que c’est par le corps que le monde vient à lui, sous forme de couleurs et de douleurs, de senteurs, de sons, de contacts et de pressions, par le corps qu’il est informé de ce qui se passe «dedans» et de ce qui lui arrive du dehors, alors le corps, à lui tout seul, est la «science de l’homme», et l’anthropologie du corps une enquête sans fin, traversant tous les domaines du savoir, de la psychologie à l’histoire, de la sociologie à la philosophie, de l’ethnologie à la linguistique, etc. Penser le corps, c’est penser le monde, le monde que l’on est et le monde, physique et social, dans lequel on est. Rien d’étonnant donc à ce que Le Breton, né au Mans en 1953, professeur de sociologie à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut universitaire de France - qui a enseigné à peu près partout dans le monde : Brésil, Italie, Algérie, Argentine, Japon, Portugal, Chili, Canada, Espagne, Uruguay, Sénégal… - ait mis le corps au centre de ses recherches, reconnues au niveau international, et lui ait consacré la cinquantaine d’ouvrages qu’il a publiés.
«Minime différence»
De ce pays déconcertant qu’est le corps, aux frontières meubles - la joie les élargit, le chagrin les resserre -, l’anthropologue a exploré le moindre relief et la plus petite anfractuosité, il en a étudié la formation et les transformations adolescentes (Corps et adolescence), le visage, les orifices, la peau, les graphes et les scarifications (Signes d’identité. Tatouages, piercings et autres marques corporelles), les saveurs, les parures, les silences, la lenteur, les risques auxquels il s’expose, la voix, la douleur et la souffrance, les émotions, le rire… L’attention portée à la marche - et à toutes ses innombrables nuances : vadrouiller, piétiner, baguenauder, filer, cavaler, clopiner, trottiner, détaler, flâner… - est la plus récurrente, ce qui ne surprend guère, puisque l’homme, s’il est homo faber, homo loquax, homo politicus, homo œconomicus ou tout ce qu’on voudra, est avant tout homo caminans. Comme l’écrivait l’ethnologue et préhistorien André Leroi-Gourhan, «l’homme commence par les pieds», ou la bipédie. Si, il y a des millions d’années, il ne s’était pas redressé, faisant de deux de ses pattes des mains (lesquelles, n’ayant plus à supporter le corps, vont se «libérer», acquérir une «formidable dextérité» et «créer les outils les plus sophistiqués»), sa famille des hominidés ne se serait jamais détachée de celles des grands singes. Mais, pour cela, il a fallu le secours des pieds. Chez nombre d’anthropoïdes, le pouce du pied est opposable aux autres doigts : ils peuvent ainsi saisir les branches et grimper aisément aux arbres. L’orteil de l’homme n’est pas opposable aux autres doigts : dès lors il lui sera difficile de monter aux arbres, mais plus facile de marcher et de courir sur ses deux jambes, solidement attachées à une base souple et articulée où le pouce «fait corps» avec les autres doigts (ours, chimpanzés, gorilles et autres bonobos se dressent aussi sur leurs pattes «mais sur de courtes distances, de façon occasionnelle»). Orteil opposable ou non - voilà une «minime différence» qui «ouvre la voie à l’humanité» et, d’une certaine manière, la préserve, puisqu’elle crée la possibilité de courir, attraper la proie, échapper aux poursuites, fuir devant les dangers… C’est pourquoi le pied est l’«organe le plus humain de l’homme» (Georges Bataille) - voire «une œuvre d’art et un chef-d’œuvre d’ingénierie» (Michel-Ange).
Émotion esthétique
Les pieds ne méritent ni manifestations extatiques («c’est le pied !»), ni excès d’honneur (on se perd et on perd tout si on «perd pied»), ni excès d’indignité («travailler comme un pied»). Hors les fétichistes, qui en font plus qu’un objet de louange, les marcheurs sont quasiment les seuls à leur rendre justice, et à les traiter avec de réels égards : ils les protègent, les massent, les soignent, puisqu’ils sont les «supports de leurs accomplissements», incarnent la stabilité, l’enracinement au sol, l’équilibre, la faculté d’aller en toute liberté de surprise en contemplation, de plaisir des yeux en émotion esthétique, de bonne fatigue en repos bienfaisant. Dans Marcher la vie - écrit en un langage limpide, expurgé de toute abstraction, fait de remarques, de réflexions, et de nombre de citations littéraires -, Le Breton n’oublie aucun bienfait de la marche, dont il fait à la fois une affaire d’espace mais aussi de temps, d’anticipation (on rêve), d’actualisation (on pratique) et de remémoration (on se souvient et on raconte).
Si «marche» vient du francisque «marquer», alors tous les chemins qui par elle ont été ouverts formeront comme une «mémoire incisée dans le sol, les traces des innombrables hommes ou femmes ou des animaux qui ont apporté chacun une infinitésimale contribution à son enracinement». L’histoire de la marche se confond donc avec l’histoire du paysage, de la terre, du monde, des communautés et de l’homme lui-même. Qu’a fait au fond l’Homo sapiens ? Il n’a fait que se déplacer, migrer… Certes, il s’est «enraciné», mais l’«idée de racine est trop végétale» : en réalité l’«humain n’a pas de racines mais des jambes qui l’emmènent là où il le souhaite». Raymond Devos le disait autrement : «Mon pied droit est jaloux de mon pied gauche ; quand l’un avance, l’autre veut le dépasser. Et moi, comme un imbécile, je marche.»
David Le Breton Marcher la vie. Un art tranquille du bonheur Métailié, 168 pp.

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