Pour le sociologue François de Singly, la période a été plus dure pour les femmes en supprimant « le temps où elles peuvent n’être ni épouses ni mères ».
Cohabiter quasiment 24 heures sur 24 pendant le confinement, puis poursuivre, bon gré, mal gré, le huis clos en l’absence de reprise de l’école. Pour de nombreuses familles, les derniers mois ont bouleversé l’organisation habituelle. Avec quels effets ? Pour le sociologue de la famille François de Singly, professeur émérite à l’université de Paris, la période a singulièrement impacté les femmes, en supprimant « le temps où elles peuvent n’être ni épouses ni mères ».
Comment le confinement et la période qui a suivi ont-ils impacté les familles ?
Chacun d’entre nous réagit au confinement de façon individuelle, on ne peut donc pas parler de réactions des familles, elles-mêmes multiples. Pour tenter de répondre, mieux vaut décliner par individu et par type de relation : conjugale et entre les parents et les enfants. Le confinement a impacté très diversement les uns et les autres. Dans les situations déjà dégradées, les relations difficiles et les tensions se sont exacerbées. Pour le reste, ça s’est maintenu, avec des effets divers. Par exemple, il a pu y avoir dans cette période plus de moments passés ensemble, de pratiques communes partagées, sur le plan conjugal et avec les enfants.
Je crois que, dans les familles sans tensions antérieures importantes, ni la zone personnelle de l’enfant, s’il disposait de sa chambre, de ses affaires, de son téléphone, ni la zone de l’homme n’ont vraiment souffert. En revanche, les femmes ont été le plus impactées par cette période.
Comment l’expliquez-vous ?
Pour de nombreuses femmes, la sphère d’autonomie est liée au lieu de travail. C’est la femme qui est la plus enfermée dans ses rôles familiaux, c’est donc elle qui a le plus intérêt à s’en échapper. Beaucoup, y compris des femmes féministes, ne sont plus juste elles-mêmes mais deviennent avant tout des mères et des épouses dès qu’elles poussent la porte de la maison. Pour les femmes, c’est à l’extérieur de la maison la « pièce à soi » chère à Virginia Woolf.
Pendant le confinement, non seulement il leur a fallu travailler en étant sans cesse dérangées, mais en perdant aussi cette possibilité d’avoir un monde à soi, non connu du compagnon, offerte par le travail. Contrairement aux hommes, qui sont parvenus à imposer qu’il ne faut pas les déranger pendant une partie de la journée, les femmes, qui ont la charge des relations au sein de la famille, ne cloisonnent pas. Elles doivent rester disponibles.
Une enquête récente de l’INED [Institut national d’études démographiques] illustre bien ce phénomène en s’intéressant à la pratique du télétravail pendant le confinement. Elle montre que les femmes disposent moins souvent d’une pièce à elles pour travailler. Chez les cadres, en moyenne, 47 % des hommes cadres avaient une pièce spécifique contre 29 % des femmes. L’homme a la possibilité de la cloison, la femme ne l’a pas. Et cela a pu conduire à une forme de souffrance, à une dégradation de la relation de soi à soi.
Peut-être celles qui s’en sont le mieux sorties sont les lectrices : dans la maison, la lecture est un petit peu leur pièce à elles. Pratique solitaire, de telle sorte que ça peut être une manière de se retirer en elles-mêmes. Le livre peut jouer le rôle de geste barrière !
La charge parentale a été aussi accrue par l’école à la maison, principalement effectuée par les femmes. Cette période a-t-elle creusé les inégalités face au travail domestique ?
Les inégalités de genre face au travail domestique sont connues des femmes et des hommes. Est-ce que, en devenant plus visibles pendant cette période où tout le monde s’est retrouvé à la maison, il y a eu davantage de négociations ? Je n’en suis pas certain.
Ce qui reste mystérieux, c’est que cette inégalité incontestable, qui se durcit à l’arrivée d’un enfant, est très rarement un objet de discussion. La plupart du temps, elle est vécue sans débat conjugal. Le simple constat des inégalités ne suffit pas à les combattre, il est urgent d’inciter, dans une politique de l’égalité entre les genres, à ouvrir des négociations explicites sur la réduction des inégalités.
Qu’a-t-on constaté comme modifications des relations entre les parents et les enfants pendant le confinement ?
Toujours selon l’enquête de l’INED, la majorité n’a pas constaté une dégradation des relations entre les parents et les enfants. Environ 10 % des enquêtés seulement en font état. Ce qui n’est finalement pas très étonnant. On considère que les enfants ont le droit d’avoir un domaine à eux à l’intérieur de la famille, ils ont une chambre à eux, en tout cas ils ont un monde à eux, c’est presque les seuls pour qui c’est légitime.
Même s’il y a des variations selon le type de foyers, c’est accepté que l’enfant puisse se retirer, ce n’est pas pris comme un évitement de la famille mais au contraire considéré comme sa manière de se construire, d’apprendre à être autonome. Pour la tranche des 10-20 ans, le confinement n’était donc pas forcément désagréable, c’était même plutôt tranquille.
Comment a été vécue la fin de cette période, le retour à la vie normale avec le déconfinement ?
Les femmes qui ressortent travailler vont avoir de nouveau accès à leur existence propre. Peut-être que, pour celles qui ont mal vécu cet enfermement, la parenthèse sera productive et se traduira par une forme d’accélération du divorce et de la demande d’indépendance, si toutefois les conditions économiques le leur permettent.
Tout cela est encore très récent, pour l’instant on n’a pas construit encore la mémoire du confinement. L’un des enjeux sera d’en faire le récit de telle sorte que ça ne devienne pas un âge d’or nostalgique, parce que la période a été révélatrice des inégalités qui structurent toute vie familiale quel que soit le milieu social.
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