Par Claire Legros Publié le 1er mai 2020
ENQUÊTE L’épidémie de Covid-19 a mis en lumière l’ensemble des métiers qui répondent à des besoins essentiels. Depuis trente ans, les recherches féministes sur la capacité à prendre soin d’autrui n’ont eu de cesse de faire reconnaître ce travail invisible et les valeurs qui l’accompagnent.
C’est devenu un rituel fédérateur. Chaque soir à 20 heures, les soignants sont applaudis aux fenêtres. Sur les poubelles, des messages remercient les éboueurs de travailler malgré le danger. Les personnels des Ehpad sont fêtés en héros, de même que les caissières des supermarchés et les agents de sécurité. Hier invisibles, tous ces métiers font l’objet dans l’opinion d’une reconnaissance inédite, comme s’il fallait une catastrophe sanitaire pour révéler combien ils sont indispensables à la vie quotidienne.
La crise sanitaire « décape notre regard, rend visible une réalité habituellement tissée dans l’ordinaire de nos vies », constate Pascale Molinier, chercheuse en psychologie sociale, auteure de Le Care monde. Trois essais de psychologie morale (Lyon, ENS Editions, 2018). Pour la philosophe Sandra Laugier, codirectrice de l’ouvrage Le Souci des autres, éthique et politique du care (Editions de l’EHESS, 2005), « le fait que des individus s’occupent d’autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement ordinaire du monde, tout cela va de soi en temps normal, on ne le voit pas. Il y a quelque chose d’extrêmement nouveau dans le fait de prêter attention aux personnes dont on tenait pour acquis qu’elles étaient là pour servir, et dont la fonction apparaît aujourd’hui comme centrale dans le fonctionnement de nos sociétés ».
Trente ans de réflexion
Ces deux chercheuses ont contribué, avec la sociologue Patricia Paperman, à introduire en France l’éthique du « care », qui explore les valeurs morales communes à l’ensemble des gestes du service et du soin. Une réflexion qui, depuis une trentaine d’années, nourrit un courant philosophique vivant, animé de débats parfois houleux, et qui s’attache à faire reconnaître ce travail de la vie ordinaire, souvent assigné aux femmes et aux groupes les plus défavorisés de la population.
Largement documentée en sciences humaines et sociales, cette réflexion peine en revanche à émerger dans le discours politique, comme l’ont montré, en 2010, les réactions suscitées par le projet de Martine Aubry d’en faire le socle de la reconstruction du Parti socialiste. Son appel à une « société du “care” », à la fois « révolution des services publics » et « évolution des rapports des individus entre eux », provoque alors hostilité et sarcasme. A droite, Nathalie Kosciusko-Morizet y voit « le retour à un discours de l’assistanat social et des bons sentiments », tandis qu’au sein du PS Manuel Valls évoque « un recul pour la gauche et pour le pays, car l’individu n’est ni malade ni en demande de soins ».
L’épidémie de Covid-19 et la brusque prise de conscience d’une vulnérabilité partagée semblent en passe de changer la donne. Peuvent-elle conduire à repenser l’organisation de la société et la hiérarchie sociale des métiers qui place ces fonctions essentielles en queue de peloton de la reconnaissance et de la rémunération ?
Un acte et des valeurs
Si la notion de « care » garde encore souvent son nom d’origine anglo-saxonne, c’est que la langue française n’a pas de mot pour en traduire la richesse sémantique. En anglais, le terme exprime l’acte de soin mais aussi le sentiment, et les valeurs qui l’accompagnent : il ne s’agit pas tant de « soigner » au sens médical que de « prendre soin », c’est-à-dire de donner de l’attention, de faire preuve de sollicitude, de faciliter la vie d’autrui en accomplissant des gestes quotidiens dans le souci de son bien-être et de son respect.
Dans l’histoire des idées, l’éthique du « care » émerge dans le sillage des études américaines féministes avec l’ouvrage de la psychologue Carol Gilligan, In a Different Voice, publié en 1982 (Une voix différente, Flammarion, 2008). La chercheuse y met en évidence que les critères de décision morale peuvent être différents selon le genre. Confrontés à un même dilemme éthique, les hommes ont plus souvent recours à des valeurs fondées sur l’impartialité et des principes abstraits de justice pour motiver leur décision, tandis que les femmes ont tendance à valoriser l’impact concret de leur choix, la valeur et le souci de l’autre en recherchant la meilleure solution pour préserver et entretenir les relations humaines qui sont en jeu.
« L’aptitude à la sollicitude développée par les femmes est, selon la psychologue Carol Gilligan, construite par un système qui les assigne dès la naissance au bien-être des autres »
Pourquoi cette différence ? Accusée d’essentialisme, Carol Gilligan se défend de vouloir naturaliser ces compétences. Loin d’être innée, l’aptitude à la sollicitude développée par les femmes est, selon elle, au contraire construite par un système qui les assigne dès la naissance au bien-être des autres. Ne pas le reconnaître, c’est « refuser de voir la réalité sociale et historique de ces pratiques », estime-t-elle.
Si elle s’enracine dans l’histoire du féminisme, l’éthique du « care » n’est pas pour autant le monopole des femmes. Dix ans après Gilligan, une autre intellectuelle féministe américaine, Joan Tronto, prolonge sa réflexion dans Un monde vulnérable. Pour une éthique du care (publié en 1993 aux Etats-Unis et publié en français en 2009, aux éditions La Découverte), ouvrage dans lequel elle montre que cette aptitude au souci des autres, le plus souvent portée par les femmes, concerne aussi les hommes dans de nombreux métiers. Mais ces compétences sont occultées au profit de valeurs de performance.
Refusant d’opposer une morale de la femme à une autre, celle de l’homme, Joan Tronto propose une définition plus large du « care » qui « comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible ». Cette charge, souligne Tronto, est inégalement répartie entre les individus, les « pourvoyeurs de “care” » – dont une majorité de femmes – étant trop souvent dévalorisés. Elle mérite d’être reconnue et mieux partagée car c’est elle qui maintient la cohésion, voire la survie, de la société tout entière. Sans elle, la vie devient impossible.
Selon Joan Tronto, si ces fonctions sont dévalorisées, voire ignorées, c’est parce que toute la société s’est construite sur la négation et l’invisibilité de la dépendance au soin. La philosophe met ainsi en évidence les limites de ce que l’on perçoit souvent comme une vie libre et autonome. En réalité, cette autonomie revendiquée dépend étroitement d’une myriade d’individus qui prennent en charge une part importante de notre quotidien. Ce n’est souvent que lorsqu’on est confronté à un changement de vie radical – la maladie, le handicap, la mort d’un proche, une catastrophe – qu’une prise de conscience de l’extrême dépendance qui nous relie aux autres pour nos besoins vitaux peut s’opérer.
Selon Fabienne Brugère, professeure de philosophie à l’université Paris-VIII, qui a contribué elle aussi à faire connaître le sujet à travers ses ouvrages (L’Ethique du care, « Que sais-je », PUF, 2017 ; Le Sexe de la sollicitude, Seuil, 2008), l’éthique du « care » remet en cause « une société dans laquelle la réussite individuelle passe par la capacité à devenir un entrepreneur de soi peu soucieux des autres ou du collectif ».
Alors que les ouvrages de Gilligan et de Tronto suscitent d’emblée le débat aux Etats-Unis, la notion n’émerge pleinement en France qu’au début du XXIe siècle. Elle irrigue depuis un vaste éventail de sujets en philosophie morale, en sociologie et en psychologie sociale : la répartition et la délégation des tâches domestiques au sein du foyer, la prise en charge de la vieillesse et le rôle des aidants, la place des patients et des familles dans le processus de soin, l’organisation du travail hospitalier… Autant de travaux qui font entendre, selon la formule de la sociologue Caroline Ibos, les « voix étouffées ou minorées par le genre, la classe ou la race, celles des domestiques, des aides-soignantes, des “femmes de réconfort”, des personnes en situation de handicap… ».
Domination et inégalités
Car en affirmant l’importance morale de ces tâches, les recherches sur le travail du « care » mettent aussi l’accent sur les rapports de domination et les inégalités qui le traversent. Historiquement dévolus aux femmes, les gestes de la vie ordinaire ont été longtemps circonscrits à la sphère domestique et privée. Lorsque ces fonctions ont investi l’espace public et se sont professionnalisées, les femmes y sont restées majoritaires, notamment dans le domaine du soin médical. Pour l’historienne Mathilde Rossigneux-Méheust, qui a coordonné en septembre 2019 un numéro spécial sur « le travail de “care” » dans la revue historique Clio. Femmes, genre, histoire, « les métiers soignants d’aujourd’hui sont les héritiers directs de l’économie charitable du soin et de l’assistance au XIXe siècle, avec l’emploi gratuit ou mal rémunéré d’une majorité de femmes ». Un engagement « valorisé » à l’époque pour les jeunes filles, notamment à travers « la notion de vocation » qui permettait de « justifier des conditions de travail dégradées », voire une absence de rémunération au sein des congrégations religieuses.
Cette histoire pèse encore aujourd’hui sur les conditions de travail et les inégalités de salaires, y compris depuis que ces professions sont mixtes. « Le passage de la gratuité à la vie professionnelle s’est opéré dans un certain flou, sans que les compétences déployées dans ces métiers – l’attention à autrui, l’altruisme ou la patience – soient reconnues à leur juste valeur, rappelle l’économiste Rachel Silvera, codirectrice du réseau de recherche international et pluridisciplinaire MAGE (« Marché du travail et genre ») et auteure de Un quart en moins, des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires (La Découverte, 2014). A la différence des professions à prédominance masculine, il n’y a pas eu, au départ, de valorisation professionnelle de ces compétences par la négociation, le rapport de force ou la reconnaissance des formations et des diplômes », précise-t-elle.
« Les femmes qui réussissent socialement ne peuvent le faire que si d’autres femmes, pauvres, prennent en charge les tâches domestiques », constate la sociologue Caroline Ibos
Dans les hôpitaux et les Ehpad, ce sont en majorité des femmes qui prennent en charge aujourd’hui les malades du Covid-19. Elles représentent au total 87 % des infirmiers et 91 % des aides-soignants en France, avec des rémunérations souvent faibles, selon l’économiste Rachel Silvera qui travaille à partir de données de l’Insee et de la Dares (études statistiques du ministère du travail). La proportion de femmes atteint 73 % chez les caissiers et vendeurs dans les supermarchés, et 76 % des agents d’entretien. Elle est plus forte encore dans les métiers de service à la personne, avec 97 % de femmes chez les aides à domicile et les aides ménagères, des emplois qui cumulent bas salaires, temps partiel et trajets en voiture. Et lorsque ces métiers de soin et de services sont exercés par des hommes, ils restent dévalorisés, peu payés, et souvent assurés par les groupes les plus défavorisés de la population.
Plus récemment, les analyses du « care » ont mis en évidence une nouvelle forme de domination dans les métiers de services à la personne. Sous la pression conjuguée de l’augmentation du travail des femmes et de l’émergence des questions de dépendance dans les sociétés occidentales, un marché mondialisé du soin d’autrui a vu le jour. C’est d’ailleurs l’un des paradoxes du féminisme aujourd’hui, mis en lumière par les travaux de la sociologue américaine Arlie Hochschild sur les « chaînes mondialisées du “care” » : si l’engagement professionnel des femmes a pu se développer dans les pays du Nord, ce n’est pas tant parce que les tâches ont été mieux réparties au sein des foyers mais parce qu’elles ont été déléguées, du moins dans les milieux citadins et aisés, à d’autres femmes socialement moins favorisées, souvent immigrées des pays du Sud. Dans les grandes métropoles, « les femmes qui réussissent socialement ne peuvent le faire que si d’autres femmes, pauvres, prennent en charge les tâches domestiques et la garde des enfants », constate la sociologue Caroline Ibos, qui a observé cette délégation du soin à travers les relations entre gardes d’enfants africaines et employeurs parisiens (Qui gardera nos enfants ?, Flammarion, 2012). Etre femme, d’origine étrangère et avec un revenu socio-économique faible renforce ainsi l’assignation au travail du « care ».
Critique de l’éthique libérale
On comprend mieux dans ce contexte pourquoi la réflexion a du mal à émerger dans l’espace public. Généralement associé à un domaine d’activité réservé aux femmes, en lien avec les sentiments, le cadre familial et l’intime, le souci quotidien des autres reste souvent considéré comme un sujet mineur et sans valeur morale, ni politique. « Il peut même susciter un rejet fondamental parce qu’il touche à ce qu’on ne veut pas voir du corps et de sa vulnérabilité, et révèle que nous dépendons d’autrui, note Sandra Laugier. Sans parler des réactions sexistes qui le renvoient au rang de “nunucherie”, comme on l’a entendu en 2010. »
La notion s’inscrit aussi dans une critique de l’éthique libérale et des politiques dominantes depuis une quinzaine d’années. « Les valeurs morales discrètes du souci quotidien d’autrui se laissent difficilement appréhender par le modèle libéral individualiste, qui valorise l’autonomie personnelle », souligne la philosophe Sandra Laugier. A l’héroïsme guerrier convoqué par le président de la République dans les premières semaines de l’épidémie, l’éthique du « care » préfère la notion de responsabilité, individuelle et collective. « Associer le soin à la guerre était une façon de masquer l’insuffisance de l’Etat qui, lui, n’a pas pris ses responsabilités en laissant les soignants sans protection au début de l’épidémie, estime Pascale Molinier. Mais c’est aussi un contresens. Quand on est soignant, on ne peut pas ne pas soigner. C’est une question d’ethos [manière d’être sociale], de rapport avec sa compétence, avec ce que l’on est capable de faire et que personne ne peut faire à notre place. Et l’on veut à raison être protégé pour cela. »
« Aujourd’hui, on évalue le travail d’une hôtesse de caisse au nombre de ses clients, et celui d’une auxiliaire de vie au poids des chemises repassées », l’économiste Rachel Silvera
La prise de conscience qui émerge aujourd’hui suffira-t-elle à renverser la hiérarchie sociale des métiers et à transformer durablement l’organisation de la société ? Lors de son allocution télévisée du 13 avril, le chef de l’Etat a promis un « plan massif pour notre santé, notre recherche, nos aînés, entre autres », avant d’ajouter, sans citer de professions en particulier : « Il nous faudra nous rappeler aussi que notre pays, aujourd’hui, tient tout entier sur des femmes et des hommes que nos économies reconnaissent et rémunèrent si mal. » Abandonnant le vocabulaire militaire, le président de la République a conclu son discours en adoptant les mots du « care » – « Prenez soin de vous, prenons soin les uns des autres, et nous tiendrons ». On est loin des moqueries essuyées à l’époque par Martine Aubry.
Pour autant, la reconnaissance de la charge du souci d’autrui ne peut se satisfaire d’applaudissements ni de paroles. Les primes attribuées à certains secteurs et annoncées le 15 avril ne suffiront pas. Pour Sandra Laugier, « l’affirmation éthique de l’importance et de la dignité du “care” ne peut se faire sans une transformation sociale et une réflexion politique portant sur l’allocation des ressources et la répartition des tâches qu’il définit ». Car prendre en charge le soin de la vie ordinaire réclame du temps et des moyens. « Ecouter des clients stressés et continuer à leur sourire quand on tient une caisse de supermarché, cela relève d’une compétence, de même que prendre le temps de parler avec une personne vulnérable avant de lui faire sa toilette, estime Rachel Silvera. Or, aujourd’hui, on évalue le travail d’une hôtesse de caisse au nombre de ses clients, et celui d’une auxiliaire de vie au poids des chemises repassées. » Pour l’économiste, revaloriser ces métiers est « la condition essentielle pour que les hommes y viennent et se revendiquent des valeurs morales qui y sont associées ». Une façon, pour l’Etat, de mieux répartir la tâche, et de « prendre soin » des siens à son tour.
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