Les conditions de vie et de travail en Ehpad trouvent leur origine dans l’histoire de l’économie charitable du XIXe siècle, explique l’historienne Mathilde Rossigneux-Méheust, spécialiste de la vieillesse, dans un entretien au « Monde ».
Entretien. Mathilde Rossigneux-Méheust est historienne, chercheuse au Laboratoire de recherche historique Rhône-Alpes (Larhra) et à l’université Lyon-II. Elle est l’auteure de Vies d’hospice. Vieillir et mourir en institution au XIXe siècle (Champ Vallon, 2018) et a codirigéun numéro spécial sur « Le travail du care » de la revue historique Clio. Femmes, Genre, Histoire, paru en septembre 2019.
Dans quel contexte les premiers établissements pour personnes âgées ont-ils été créés au XIXe siècle ?
Leur création s’inscrit dans un grand élan philanthropique qui vise à apporter une protection économique à des individus pour lesquels l’Etat social n’en prévoit pas encore. Parmi les pensionnaires, 80 % n’ont pas les moyens de pourvoir à leur survie économique. Il s’invente là une nouvelle façon de vieillir, fondée sur une double dynamique de regroupement et de mise à l’écart de la société, qui perdure aujourd’hui dans les Ehpad.
Les hospices sont plutôt perçus à cette époque comme des lieux de déclassement social. Il y règne une logique disciplinaire héritée d’une longue tradition des lieux d’enfermement pour pauvres, et leur médicalisation reste très limitée. Pour autant, et notamment parce que les pensionnaires n’y arrivent pas malades, les hospices de l’époque ne sont pas des mouroirs comme on l’imagine trop souvent.
Quelles sont les conditions de travail du personnel de ces établissements ?
A l’exception du personnel religieux féminin, qui forme une partie importante de l’encadrement jusqu’à la fin du XIXe siècle, les directions sont confrontées à de grosses difficultés de recrutement. Ceux qu’on appelle les filles et garçons de salle, qui s’occupent des pensionnaires au quotidien, ont des conditions de travail dures, qui rendent ces fonctions peu attractives. La majorité sont issus des classes populaires, peu payés et soumis à des règles ultra-coercitives, proches de celles imposées aux résidents.
« Au XIXe siècle, on incite les filles de tous milieux sociaux à être pourvoyeuses de soins et disponibles pour les classes populaires, en les éduquant à la vocation »
Il existe alors une proximité sociale forte entre le personnel et les pensionnaires, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Si le personnel des Ehpad appartient toujours aux classes populaires, les résidents sont beaucoup plus diversifiés socialement.
Ces métiers ont-ils toujours été dévalorisés ?
Le manque de reconnaissance sociale des personnels que l’on connaît aujourd’hui est un héritage direct de cette histoire, même si l’on constate une évolution importante de cette reconnaissance, notamment depuis les débuts de l’épidémie de Covid-19. Le simple fait qu’on utilise en ce moment le terme générique de « soignant » pour y inclure ensemble les travailleuses des Ehpad et les médecins hospitaliers est un signe de l’accélération de cette reconnaissance.
La notion de care, qui s’est développée en France ces vingt dernières années, est à cet égard essentielle. Elle a permis de repenser les rôles de chacun et de mettre en évidence le fait qu’il existe du soin dans les gestes ordinaires du quotidien, au moins autant que dans les gestes techniques.
Mais cette reconnaissance nouvelle ne gomme pas pour autant les hiérarchies qui perdurent dans le monde du soin. On les a d’ailleurs vues ressurgir ces dernières semaines dans la répartition des masques et les retards pour en distribuer aux personnels des maisons de retraite, ou dans la qualité de l’information qui leur a été apportée au début de l’épidémie.
Historiquement, ces établissements ne sont pas mixtes. Comment en est-on arrivé à la situation actuelle, où le personnel est à plus de 90 % féminin ?
Les hospices tels qu’ils s’inventent au XIXe siècle sont conçus comme un entre-soi d’âge, de classe et de genre, où prévaut le principe de non-mixité. Mais le rôle des religieuses y met déjà les femmes sur le devant de la scène. Une congrégation religieuse, les Petites Sœurs des pauvres, fondée exclusivement pour la prise en charge des personnes âgées et sans ressources, rencontre très rapidement un grand succès. Dans ses établissements, les personnels sont exclusivement féminins. A part dans des milieux libres-penseurs au moment de la laïcisation des années 1880, la fonction soignante exercée gratuitement est alors valorisée.
On incite les filles de tous milieux sociaux à être pourvoyeuses de soins et disponibles pour les classes populaires, en les éduquant à la vocation, alors même que leur fonction est largement exposée au risque épidémique. Les grandes épidémies de choléra au XIXe siècle ont fait de nombreuses victimes parmi les résidents, mais aussi chez le personnel des hospices. Historiquement, le recours au vocabulaire de la « vocation » des soignants a souvent justifié des conditions de travail dégradées.
Les notions de « vocation » ou d’« abnégation » ont pu être mobilisées à nouveau ces dernières semaines. Qu’en pensez-vous ?
Les métiers soignants d’aujourd’hui sont les héritiers directs de l’économie charitable du soin et de l’assistance au XIXe siècle, avec l’emploi gratuit ou mal rémunéré d’une majorité de femmes. Le mot de « vocation » court encore dans les formations professionnalisantes. De la même façon que l’héroïsation des soignants exposés à l’épidémie de Covid-19, ce vocabulaire permet de justifier implicitement des conditions de travail extrêmement dures, notamment par les risques auxquels il expose, en même temps que des conditions de salaire indécentes.
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