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samedi 2 mai 2020

Jean-Paul Demoule: «Dès le Néolithique, la maison "en dur" scelle le confinement des humains dans une boîte immobile»

Par Simon Blin — 
Dessin Cat O’Neil

Pour l’archéologue, l’enfermement à domicile que nous vivons aujourd’hui s’inscrit dans la longue histoire de l’humanité. Depuis dix mille ans et l’invention de l’agriculture sédentaire, nous n’avons eu de cesse de réduire notre mobilité. La progressive urbanisation et la prise de contrôle de la nature par l’homme ont quant à elles favorisé la propagation de pandémies.

JP Demoule
Le confinement, une suite logique dans l’histoire de l’humanité ? C’est la thèse à rebours de l’archéologue et historien Jean-Paul Demoule, qui vient de publier une Préhistoire du confinement (éd. Gallimard, téléchargeable en ligne dans la collection «Tracts de crise»). Pour le spécialiste de protohistoire et professeur à l’université de Paris-I Sorbonne, l’enfermement du globe pour cause de pandémie de Covid-19 n’est pas l’«événement considérable» que l’on voudrait nous faire croire. Bien au contraire, il était écrit depuis des millénaires. Précisément lorsque Homo sapiens a tombé l’arc et la machette pour planter des champs et bâtir des villes. Au fil des siècles, la civilisation des chasseurs-cueilleurs a laissé place à celle des télétravailleurs tertiarisés, entassés dans les habitations que nous occupons désormais en continu depuis un mois et demi. Le confinement ne serait donc que l’aboutissement d’un monde sédentaire sur une «planète finie», explique Jean-Paul Demoule. Et ce, malgré l’apparente mobilité de la mondialisation.

Selon vous, l’histoire de l’humanité est celle de son confinement progressif.

L’humanité à l’état de chasseur-cueilleur est essentiellement nomade. Homo sapiens est tributaire des ressources saisonnières. Selon les animaux qu’il chasse, les poissons qu’il pêche et les plantes qu’il cueille, il est rare qu’il reste confiné au même endroit toute l’année. En même temps que des petits groupes d’hommes se forment et restent mobiles à l’intérieur d’un territoire plus ou moins vaste, Homo sapiens opère aussi un mouvement global de conquête de l’ensemble de la planète s’étalant sur des dizaines de millénaires. Une fois l’ensemble du globe colonisé, les humains s’arrêtent peu à peu de bouger. Aujourd’hui, l’énorme majorité de la population de la planète est sédentaire. Jusqu’au confinement actuel, qui montre que beaucoup de nos métiers peuvent se pratiquer en télétravail. En temps normal, on ne télétravaille pas forcément, mais on se déplace quand même confiné dans une boîte, automobile ou wagon de métro, pour rejoindre un bureau où l’on ne va pas plus bouger, assis devant un écran fixe. Nous n’habitons plus dans des maisons éparpillées mais, pour la plupart d’entre nous et en nombre croissant, nous vivons désormais dans des appartements empilés.
Qu’est-ce qui détermine le confinement de l’espèce humaine ?
Le confinement de l’homme s’accélère avec l’invention de l’agriculture sédentaire, autrement dit le Néolithique, qui fixe la nourriture à portée de main. Cette pratique est relativement récente dans l’histoire de l’humanité. Alors que les formes humaines anciennes remontent à environ 7 millions d’années et Homo sapiens à 300 000 ans, l’agriculture et l’élevage n’ont à peine que 10 000 ans - soit un peu plus de 3 % de la durée d’existence d’Homo sapiens. Et à mesure que l’agriculture s’impose, le nomadisme ne se maintient plus que dans de rares régions du monde, lié au pastoralisme ou à des conditions de vies particulièrement hostiles, comme dans le cas des déserts. Avec le Néolithique apparaît la maison «en dur», qu’elle soit en bois, terre ou pierre, qui scelle le confinement des humains dans une boîte immobile, autour de laquelle s’organise un espace domestiqué concentrique : les autres maisons, puis les champs et les pâtures autour du village, et enfin les espaces sauvages, mais qui vont le devenir de moins en moins au fur et à mesure qu’ils vont se restreindre. Certes, il a existé de tout temps des migrations, mais elles n’ont pour but que de se fixer à nouveau sur un territoire offrant de meilleures conditions de vie, depuis celles du Moyen Age jusqu’à la colonisation européenne des Amériques et aux mouvements contemporains.
L’homme crée un nouveau rapport à la nature, dites-vous…
L’homme cesse d’être immergé dans la nature pour en prendre le contrôle. Car tant qu’il est chasseur-cueilleur, il se perçoit comme une espèce animale parmi d’autres. C’est pour cela que les hommes préhistoriques dessinent et gravent essentiellement des animaux. La société du chasseur-cueilleur est celle du totémisme, principe selon lequel chaque clan descend d’un ancêtre mythique, la plupart du temps un animal. Avec l’agriculture, l’homme prend le contrôle d’un certain nombre d’espèces animales et végétales, celles qu’il estime utiles à son mode de vie, et élimine peu à peu toutes les autres. C’est de là qu’on peut dater les débuts de ce qu’on appelle l’anthropocène, bien que la perte de cette biodiversité due aux activités humaines soit imperceptible pendant des millénaires, avant de s’accélérer de manière exponentielle dans les tout derniers siècles.
En se rapprochant de l’animal, l’homme se rapproche-t-il de la maladie ?
Pour la première fois, les humains ont une réelle, et croissante, incidence sur l’écosystème terrestre. Le village puis la ville posent de nombreux problèmes d’hygiène. Les habitations et leurs dépendances concentrent divers animaux domestiques selon les régions du globe (porc, lama, poulet, etc.) mais aussi des animaux dits «commensaux», blattes, rats et leurs puces, et plus récemment pigeons. Ces animaux sont porteurs de maladies. La peste, par exemple, est apportée par la puce du rat noir. Les animaux sauvages aussi ont leurs maladies et en réduisant leur espace naturel, l’homme s’en rapproche par force. Dans la dernière période, l’activité humaine sur la biodiversité favorise la transmission de virus, qu’ils aient transité par une chauve-souris, une civette ou un pangolin. De ce point de vue, on peut dire que l’actuelle pandémie de coronavirus s’inscrit donc dans la longue histoire de l’anthropocène.
La concentration humaine aussi devient un terrain propice au développement des maladies ?
L’anthropologie biologique, l’archéologie et la génétique indiquent qu’un certain nombre de maladies existaient déjà chez les chasseurs-cueilleurs. Mais il s’agissait de groupes trop restreints pour qu’elles se développent à grande échelle. A cette époque, nous ne comptons que 1 ou 2 millions d’êtres humains répartis sur toute la Terre en des groupes de quelques dizaines d’individus. Pour donner un exemple, on estime que la rougeole ne peut se maintenir durablement qu’à partir d’une communauté de 300 000 personnes. Or ce nombre ne sera atteint qu’avec l’émergence des villes et des Etats.
Quand a lieu le boom démographique ?
Avec le développement de l’agriculture, les ressources alimentaires se stabilisent et les agricultrices sédentaires, avec pratiquement un enfant né chaque année, sont trois à quatre fois plus fécondes que ne l’étaient les chasseuses-cueilleuses itinérantes. Les communautés humaines passent alors de quelques dizaines d’individus à plusieurs centaines, puis des milliers et des millions. En dix mille ans seulement, l’humanité passe donc de 1 ou 2 millions d’êtres humains à 7 milliards aujourd’hui.
Ces concentrations humaines croissantes permettent la généralisation des épidémies. Si les progrès de la médecine aident à maîtriser un certain nombre de maladies, la pollution, les pesticides et l’entassement urbain en font apparaître de nouvelles, sans compter les effets des antibiotiques, voire d’une hygiène excessive.
Avec la mondialisation, la civilisation moderne n’est-elle pas entrée dans l’âge de la mobilité permanente ?
Au contraire, la logique de l’histoire humaine tend techniquement à la réduction de toute mobilité sur une planète finie. On peut faire de plus en plus de choses sans avoir à se déplacer, il suffit d’avoir un écran d’ordinateur devant soi. Au XIXe siècle, 80 % de la population française est encore paysanne. Dans les années 1950, les agriculteurs ne représentent plus que 30 %, contre 1 à 2 % aujourd’hui. Le secteur de l’industrie a, lui aussi, été considérablement réduit. Il reste le secteur tertiaire, celui des services, dont l’essentiel de l’activité a lieu sur nos écrans - d’où le développement de nombreux troubles musculo-squelettiques liés à la position assise et immobile. On a de moins en moins besoin de se déplacer en magasin pour effectuer ses achats, désormais livrés à domicile, et bientôt, grâce aux drones, même plus par des êtres humains.
Cette circulation des biens de consommation est bien réelle !
La mondialisation des échanges de marchandises est surtout marquée par la recherche d’une main-d’œuvre de moindre coût, spécificité du système capitaliste, y compris du capitalisme d’Etat comme en Chine. On se rend compte des problèmes graves que cela pose aujourd’hui avec les pénuries de masques et de médicaments dont les pays occidentaux ont délégué la production à d’autres pays, là où c’est le plus rentable. On accuse l’Inde et la Chine d’être des pollueurs alors que ce sont aussi les pays occidentaux qui polluent par leur intermédiaire en leur faisant fabriquer leurs produits et leurs objets le moins cher possible.
Et celle des individus, comme le tourisme de masse ?
La circulation des individus pose également problème pour des raisons évidentes, principalement liées à la préservation de l’environnement. On ne voit pas comment, sans contingentement, des millions de personnes vont pouvoir continuer à se rendre, chaque année, sur tous les sites touristiques de la planète. Et même ce qui peut ressembler à de vastes migrations, comme les voyages organisés, sur terre ou sur mer, est assez peu mobile : dans une croisière maritime, par exemple, on est confiné dans un bateau, d’où l’on sort à intervalles réguliers pour se confiner dans un autocar, d’où l’on ne descend que pour faire quelques pas dans un lieu censé être digne d’intérêt. Et acheter quelques souvenirs afférents.
Tout cela était-il donc inéluctable ?
La tendance à l’augmentation des flux, aussi bien des personnes que des marchandises, n’est pas le simple résultat de la croissance indéfinie des êtres humains sur le globe. Elle n’est pas un fait de nature contre lequel on ne pourrait rien. Les sociétés sont ce qu’elles font d’elles-mêmes, et l’anthropocène n’est pas à comprendre comme une inéluctable fatalité, mais comme le résultat de choix politiques et sociaux constants, conduisant à l’accélération récente, avec la domination des énergies fossiles, la sixième extinction massive des espèces, le réchauffement climatique et l’accroissement continu des inégalités. De même que le refus de beaucoup de pays et de lobbys d’aller contre cette mécanique infernale est clairement un choix politique, celui des groupes dominants de ne pas remettre en cause leur mode de vie - d’autant que l’âge moyen de ces décideurs peut leur faire croire qu’ils ne seront pas concernés par les catastrophes à venir.
De fait, d’autres choix et organisations sociales et économiques sont possibles, comme le montre l’histoire, où des sociétés beaucoup moins inégalitaires et oppressives ont pu régulièrement exister par le passé. Et l’histoire montre aussi que des systèmes par trop inégalitaires n’ont jamais pu se maintenir très longtemps. C’est pourquoi la pandémie actuelle peut être salutaire, car elle régénère les débats sur le modèle de société qui est souhaitable. Elle permet, par exemple, de nous interroger sur les notions de croissance et d’ultralibéralisme.
Simon Blin 
Pré-histoires du confinement de Jean-Paul Demoule Gallimard, coll. Tracts de crise, 12 pp., téléchargeable.



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