Philippe Juvin Chef du service des urgences de l'hôpital européen Georges-Pompidou
Filtrage des entrées aux urgences, disponibilité des lits, renforcement du personnel… des solutions ont émergé pour surmonter la crise. Cette expérience doit « servir de socle pour refonder les hôpitaux », estiment dans une tribune au « Monde » deux chefs des urgences.
Tribune. Avec d’autres, les services d’urgence ont été à l’avant-garde de la lutte contre le coronavirus. L’épidémie nous a conduits à revoir, dans l’urgence, nos organisations et celles de nos hôpitaux. Nous avons beaucoup appris et beaucoup donné.
Nombre d’entre nous, brancardiers, aides-soignants, infirmières, médecins sont tombés malades. Tous ont repris leur poste dès qu’ils l’ont pu. Dans les difficultés, nous avons vu émerger des individus et des méthodes qui ont permis au système de tenir. Tout cela ne doit pas être balayé par un retour aux conditions antérieures. Cette expérience doit servir de socle pour refonder nos hôpitaux et nos services d’urgence.
La crise a eu pour première conséquence d’imposer un filtre à l’entrée des urgences. Au plus fort de la vague, seuls, ou presque, les patients Covid s’y présentaient. Nous étions libérés des cas de médecine de ville et des malades déjà connus des services hospitaliers, que ceux-ci prenaient directement en charge. Ainsi avons-nous pu nous consacrer aux patients qui en avaient le plus besoin.
Réhumanisation
A l’avenir, et sauf urgence vitale, personne ne devrait pouvoir se présenter dans un service d’urgence sans l’accord préalable d’une plate-forme téléphonique ou numérique. Un professionnel de santé jugera au téléphone de la gravité du cas. Il autorisera le patient à aller aux urgences ou lui proposera une alternative (plate-forme de consultation sans rendez-vous, rendez-vous avec un professionnel, libéral ou non, conseil…). Un tel système fonctionne avec succès ailleurs en Europe.
On doit désormais inscrire dans le marbre de la loi les moyens qu’un hôpital doit consacrer à ses urgences
Avant la crise, la sécurité des patients n’était pas toujours suffisamment assurée dans nos services d’urgence. Pendant celle-ci, des renforts ont permis de tenir. On doit désormais inscrire dans le marbre de la loi les moyens qu’un hôpital doit consacrer à ses urgences.
Il y a vingt-cinq ans, pour lutter contre la multiplication des accidents péri-opératoires, un décret avait imposé aux hôpitaux des normes humaines et matérielles pour réaliser l’anesthésie. Après avoir tenté de prétendre que de telles obligations étaient hors de leur portée, les établissements de santé s’étaient évidemment adaptés. Ils ne voulaient pas cesser leur activité chirurgicale. Il faut faire pareil aux urgences. Des ratios minimums de personnel, de mètres carrés, mais aussi de lits disponibles dans l’établissement, de matériels médicaux, biologiques, radiologiques, informatiques ou de communication doivent être imposés par décret pour permettre aux hôpitaux d’exercer la médecine d’urgence. Comme les hôpitaux ont tous besoin des urgences pour recruter leurs patients, les nouvelles normes seront évidemment rapidement appliquées.
Il faut apprendre de notre expérience et fixer à chaque hôpital l’objectif de zéro nuit passée dans un couloir des urgences
Le chantier de la réhumanisation des urgences est immense. Avant la crise, de nombreux malades dormaient la nuit sur un brancard faute d’avoir trouvé un lit de libre dans l’hôpital. A l’hiver 2018, cela a concerné plus de 100 000 d’entre eux. Ce n’est pas qu’une question de moyens. Aussi incroyable que cela puisse paraître, beaucoup d’hôpitaux ne connaissent jamais exactement le nombre de leurs lits réellement disponibles.
Durant la crise, tous ces problèmes se sont envolés. Les urgences trouvaient partout des lits pour les patients qu’il fallait hospitaliser. Mais depuis quelques jours, alors que la situation semble un peu s’éclaircir, les mauvaises habitudes réapparaissent. De nouveau, des patients sont abandonnés sur un brancard. Il faut apprendre de notre expérience et fixer à chaque hôpital l’objectif de zéro nuit passée dans un couloir des urgences.
Des conditions contraires à l’éthique
La question des personnes âgées a été une faillite dans cette crise du coronavirus. Leur prise en charge a malheureusement été une variable d’ajustement face à la pénurie.
Un tel scandale ne doit plus se reproduire. Chaque service d’urgence devra se doter d’une unité spécifique de prise en charge des personnes âgées, car celles-ci exigent plus d’attention et de temps.
Par ailleurs, on sait que 40 % des transferts des maisons de retraite vers les urgences sont médicalement inutiles, coûteux (plus de 3 milliards de dollars [2,77 milliards d’euros] en dépenses inutiles par an aux Etats-Unis), inconfortables et dangereux. Il faudra réduire ces admissions inutiles aux urgences. Le renforcement des personnels dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) ainsi que le développement d’outils de télémédecine et de modélisation devront y aider.
La situation est plus dramatique encore pour les patients en fin de vie qui viennent à l’hôpital pour mourir. Certains passent leurs derniers instants sur des brancards dans des conditions anonymes et contraires à l’éthique. Les hôpitaux devront se doter d’un plan qui permettra à ces malades d’être admis en priorité dans les services qui les suivent.
Les services d’urgence, comme toutes les structures de santé, souffrent encore des incroyables insuffisances en matériels et médicaments que cette crise a révélées. La résolution de ces pénuries (masques, tenues, lunettes, combinaisons, médicaments) et la constitution rapide de stocks stratégiques sont indispensables. La protection du personnel et la sécurité des patients ne devraient plus être des variables d’ajustement.
La crise a également montré que le temps médical était précieux et devait être tout entier tourné vers le soin. Il faut libérer les médecins des tâches administratives ou de celles qui consistent à rechercher pendant des heures des lits pour leurs patients. Des services de soutien à l’hospitalisation doivent remplir cette tâche, 24 heures sur 24 et tous les jours.
Les services d’urgence étaient déjà des lieux d’innovation, pour les patients et les équipes soignantes. Dans la crise, nous avons aussi tenu grâce au « système D » rendu possible par la liberté qui nous a été donnée. Il faut persister dans cette voie avec un investissement massif dans l’ergonomie, l’architecture, le numérique ou les ressources humaines. Il faudra faire du bien-être au travail la contrepartie d’un travail difficile. On organisera et reconnaîtra des nouveaux parcours et compétences professionnels, ou on valorisera les années passées dans un service d’urgence au titre de l’avancement ou de la retraite.
La vertu des circuits courts de décision
Comment par ailleurs accepter que les rémunérations des personnels ne soient pas alignées sur celles des principaux pays de l’Union européenne ? Le nombre de médecins devra être également adapté au temps de travail légal et permettre d’organiser un service renforcé dans les périodes de forte tension.
Il faudra faire confiance aux médecins dans la gestion de l’hôpital. Cette crise a vu émerger des « directeurs médicaux », qui ont su amener les structures à s’adapter à une situation mouvante, là où l’organisation habituelle était paralysante. Ceux-ci doivent être pérennisés. Les chefs de service doivent pouvoir être responsables et investis d’une vraie mission de gestion, en arbitrant et exécutant leurs budgets en fonctionnement comme en investissement et en devenant ordonnateurs de la dépense publique. Cette crise nous a rappelé la vertu des circuits courts de décision.
On entend partout que des leçons seront tirées de cette épidémie. Notre expérience montre que la bonne volonté se dilue souvent dans des groupes de travail interminables, qui n’accouchent que d’incantations là où des mesures vigoureuses sont nécessaires.
C’est pourquoi nous insistons pour que la loi ou la sanction de la non-certification garantissent ces engagements. La plupart de ces sujets sont sur la table depuis des années. Durant la crise, certains ont été miraculeusement résolus sous la pression de la nécessité. D’autres non. Mais déjà, les dysfonctionnements reviennent.
Le président de la République Emmanuel Macron a annoncé un grand plan pour les hôpitaux. Voilà ce que nous pensons devoir être fait.
Dans tous les cas, nous, urgentistes, ne reviendrons pas à la situation antérieure, qui consistait à écoper ce que personne ne pouvait ou ne voulait plus faire. Nous ne subirons plus les dysfonctionnements d’un système désorganisé et paupérisé. Nous croyons aux promesses et attendons des actes.
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