« Confinement : l’humain peut-il et doit-il s’adapter à tout ? » La philosophe et psychanalyste a répondu à vos questions dans un tchat « Nos vies confinées ».
Après plus de six semaines de confinement, chacun a dû adapter son quotidien à de nouvelles contraintes, nous poussant à nous interroger sur la vie recluse d’« assigné » à résidence. Philosophe et psychanalyste, Cynthia Fleury, qui tient le « Journal d’une confinée » pour Télérama, a répondu à vos questions sur le sens de notre existence en temps de confinement.
Gil Kaplan : Que pensez-vous d’une récente tribune publiée dans Le Monde proposant de renoncer à notre liberté pour la responsabilité, en consentant à se faire pister et tracer sur nos téléphones dans l’idée de suivre l’évolution de l’épidémie ? Ne voit-on pas là réalisé le fantasme d’une science toute puissante qui bascule dans la barbarie, et d’un biopouvoir extrêmement dangereux pour la démocratie ?
La défense de nos libertés publiques et individuelles est un héritage historique de l’Etat de droit, non négociable. Après, il est éventuellement possible d’articuler davantage les conceptions de liberté négative et de liberté positive (Isaiah Berlin), autrement dit de ne pas avoir uniquement une approche centrée sur notre absence de nuisance et sur le fait que l’Etat n’a pas à nous dicter ce que nous pouvons faire, vers une réflexion solidaire, plus collective, plus responsable.
Nous l’avons fait avec le consentement au confinement. Se dessaisir totalement de la conception de la liberté négative peut mener à de grandes dérives liberticides. Elaborer un outil numérique de suivi épidémiologique est sans doute souhaitable, mais pas à n’importe quelle condition. Le comité éthique numérique a publié un bulletin pour préciser celles-ci. Ensuite, il faut un organe public de contrôle de l’applicabilité de ces principes, pas sûr que la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés] ait les moyens de cela, mais d’autres solutions – comme une plate-forme citoyenne et associative d’audit de ce type d’outils – peuvent se penser.
Maliberte : Je vis mal le confinement, je me demande si au nom de la santé nous ne sommes pas en train de nous habituer à un renoncement de nos libertés ?
C’est un questionnement tout à fait légitime, et il nous faut veiller collectivement au fait de ne pas nous installer dans un état d’exception qui réduit à peau de chagrin nos libertés essentielles, individuelles et publiques.
Donc il n’y a aucune évidence derrière l’idée d’un comportement collectif, tout dépend de la manière dont il est argumenté, discuté, consenti, etc. Nous sommes entrés dans une ère de « bien(sur)veillance » et il va falloir déconstruire régulièrement, et le plus pluriellement possible, ses dérives, ses présupposés, etc.
Vieuxconfiné : L’humain s’habitue à tout (voir les otages prisonniers, les naufragés, les déportés, etc.). Notre confinement actuel, c’est quand même léger ; le bien-être affaiblit-il la force morale des peuples ?
Notre intolérance à l’incertitude, notre refus du risque, notre consumérisme, notre individualisme forcené, tout cela, vous avez raison, a affaibli notre résistance morale, pas de manière définitive, mais ponctuelle très certainement. En même temps, personne ne peut nier la valeur de l’engagement de quantité de métiers qui ont assuré, malgré des moyens défaillants, leur charge. Donc nous avons aussi une qualité de capital social très élevée. La question est de savoir, pour la suite, comment le consolider, car l’épuisement physique et psychique est aussi là, comment nous revalorisons aussi ces métiers.
Quant à la légèreté du confinement, en fait, il y a une forme de cécité ou d’illusion d’optique. Personne ne sait vraiment où cela va nous mener côté crise économique, autrement dit le confinement ne « dure » pas une cinquantaine de jours, mais dix-huit mois, le temps de l’arrivée d’un vaccin, et donc pour quantité de personnes, assurer une trésorerie sur dix-huit mois relève de l’impossible. Et nos modernités ont mis la mort sociale à un niveau quasi similaire à celui de la mort biologique.
Daniel : L’habitude sous la contrainte peut-elle générer un nouvel être ?
L’habitude sous la contrainte exclusive, cela s’appelle devenir esclave, et hélas, oui, cela peut susciter un « être » assujetti, soumis, qui se désubjectivise. Donc, il est très important de rester « agent » dans cette histoire, cela nous renvoie à une question préalable : comment ne pas vivre précisément cet instant de façon victimaire ? Car, si tel est le cas, nous construirons collectivement un sujet ressentimiste.
En revanche, si nous parvenons à « sublimer » cet épisode, qui n’est pas vraiment un épisode, car il n’est pas assimilable à une parenthèse, il est paradigmatique, donc à tous les niveaux de la vie (enseignement, santé, travail, famille, société, etc.), nous allons devoir « digérer » et produire une nouvelle synthèse. C’est la vieille histoire de la vie, mais nous avions perdu l’habitude que l’obligation soit, à ce point, collective.
Ju : Pourquoi est-ce si dur de rester confiné pour certains ? De mon côté, je vis très bien le confinement. Je peux comprendre la crainte d’une personne qui risque de perdre son activité, je comprends moins cette angoisse du « rester confiné » ou de ne plus voir ses proches pendant un certain temps.
Il y a tout d’abord la diversité des situations de confinement : exiguïté des lieux, familles maltraitantes, individus déjà rendus vulnérables par des maladies chroniques qui ont peur d’avoir une perte de chance considérable, parce que moins bien suivis au niveau médical. De fait, il y a la réalité de la précarisation sociale : les salariés connaissent heureusement moins cela, mais les professions libérales sont pour une grande partie d’entre elles menacées dans leur survie très directe et cela rend le confinement inacceptable, comme une sorte de piège mortifère.
[Walter Bradford] Cannon a rappelé que la réponse physiologique pour maintenir l’homéostasie émotionnelle dont nous avons besoin pour être simplement bien est celle du « fight or flight », autrement dit « se battre ou fuir ». Là, le confinement ne rend possible aucune des deux attitudes. Maintenant, s’il s’agit d’évoquer le sort des personnes qui ne sont pas dans une situation de vulnérabilité particulière, alors oui, nos caractères sont différents, nos inquiétudes aussi, nos angoisses existentielles et nos réminiscences traumatiques aussi, etc.
Sepagrave : Auriez-vous des conseils à nous donner pour aborder l’entre-deux qui s’annonce ? Et essayer d’apprivoiser un retour incertain vers une forme d’avant ?
C’est vrai que la procrastination a eu de nouveaux adeptes avec cette période de confinement obligatoire. Et elle n’est pas viable à terme. Il y a plusieurs techniques, quasi « comportementalistes » : créer des rituels, les respecter, s’organiser, avoir de l’autodiscipline, avoir aussi de l’indulgence pour ne pas inutilement renforcer la pression, hiérarchiser les priorités pour nous aider à rester « capables ». En effet, si on se donne systématiquement des objectifs hors de portée, on va créer un sentiment d’échec inutile et affaiblissant moralement.
Après, ce sont des périodes qui peuvent aussi mener à des réflexions plus profondes : quelle est ma motivation ? Quel est mon désir ? Est-ce que cette vie qui est la mienne me convient ? Est-il possible de la faire évoluer ? Les crises permettent aussi ce type d’interrogations.
Soucieuse mais pas trop : Pensez-vous qu’il est normal de s’habituer à rester chez soi autant ? Est-ce normal de commencer à considérer tout le monde comme des dangers potentiels ?
Nous avons expérimenté l’angoisse d’entrer dans le confinement, une forme de sidération et d’apathie, voire de déprime pour certains, mais en fait le plus dur est devant nous, car le niveau de conscientisation du danger augmente et la récession économique aussi, donc le déconfinement sera nécessairement plus anxiogène, sans parler du fait que nous nous sentions en effet relativement à l’abri chez nous, côté peur sanitaire, et que là, il va falloir retourner travailler dans des conditions nullement clarifiées, et sans doute insuffisantes en matière de sécurité sanitaire.
Donc chacun va devoir arbitrer entre ses contraintes professionnelles et son insécurité psychique personnelle, tout en créant une familiarité avec les gestes barrières, le port des masques, etc. Car notre défi, désormais, est de cohabiter avec le virus, sans qu’il nous mette en danger.
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