A l’épuisement des soignants lié à l’épidémie, s’ajoutent la souffrance de la disparition du lien au patient et la difficulté de communiquer avec les familles, témoignent Jean-Paul Mira, Marie Rose Moro et Antoine Périer, médecins à l’hôpital Cochin.
Publié le 29 avril 2020
Tribune. Avec la crise sanitaire liée au Covid-19, les soignants s’efforcent de faire face à l’urgence, de traiter la maladie, mais ils ne peuvent plus prendre le temps des soins. Ceux qui travaillent en réanimation sont en état d’épuisement. Aux facteurs classiques habituellement reconnus pour expliquer le burn-out des soignants dans cette spécialité, s’ajoutent ceux spécifiques liés à la situation actuelle.
Stress professionnel considérable
Nécessaire, le confinement pèse de façon importante comme élément aggravant. Tous les personnels de soins critiques, en première ligne de la pandémie, vivent un stress professionnel considérable lié à la suractivité, à la gravité des cas, mais également aux effets psychologiques et psychiques du confinement qui limite les activités et les contacts sociaux. Beaucoup se trouvent ainsi privés des régulateurs importants qui évitent l’envahissement de l’esprit par les situations cliniques et les angoisses associées : états critiques de certains patients, parfois décès. Pour ces soignants, aux salaires modestes, qui travaillent douze heures, les trajets hôpital-domicile sont parfois considérablement allongés et le confinement vécu difficilement dans des espaces exigus, notamment à Paris et en Ile-de-France.
Mais ce qui ressort de façon encore plus évidente dans les conversations avec les personnels les plus en souffrance, c’est la disparition du temps des soins. Celle-ci donne un sentiment de déshumanisation des actes, de par l’exigence d’efficacité dans ce contexte de surcharge de l’activité et d’angoisse de contamination. Le temps d’échange avec les familles est réduit drastiquement puisqu’elles ne peuvent plus venir voir leur proche hospitalisé. Le temps de communication, de contacts et de soins corporels aux patients, se dérobe du fait de la charge de travail et de la gravité des cas. En outre, le caractère homogène de la pathologie Covid-19, rendant les patients « semblables » et la prise en charge technique répétitive, empêche l’individualisation des soins en fonction du terrain.
Corps organiques
Ainsi, face à l’afflux de patients en détresse respiratoire aiguë, la mise en décubitus ventral (position à plat ventre) de patients fréquemment en surpoids exige des manipulations délicates et physiquement éprouvantes. En raison du nombre important de patients graves nécessitant ce premier traitement, cette position présente aux soignants des corps de dos, appareillés et ventilés, sans visages visibles, corps organiques ainsi privés d’identité.
Les soignants tentent de traiter la maladie, mais ils ne peuvent que difficilement soigner, rencontrer l’autre, prendre soin de la personne. Cette contraction du temps et de l’attention affecte jusqu’à la confrontation à la mort. Dans ce contexte de pandémie, la disparition des rituels de deuil et leurs possibles conséquences traumatiques sur les membres d’une famille ont été souvent et fort justement décrits lors des dernières semaines. Mais ce temps que les soignants n’ont plus, c’est aussi le temps de « métabolisation psychique » de la disparition d’un patient. Ces professionnels expérimentés, habitués aux situations critiques et à la réalité de la mort, ont, eux aussi, besoin de rituels.
Différencier le traitement du soin
Cette crise sanitaire nous rappelle qu’il est important, en médecine, de différencier le traitement du soin.
Jean-Claude Ameisen, à l’occasion de la nomination de Cynthia Fleury à la chaire Humanités et santé du Conservatoire national des arts et métiers, en décembre 2018, lors de sa leçon inaugurale, rappelait avec conviction l’importance de cette différence. Le traitement s’adresse aux organes, aux appareils, aux systèmes du corps humain, il cible la maladie, ses causes ou ses symptômes et cherche à restaurer l’homéostasie. Le soin s’adresse à la personne. Il est, comme le soutient Cynthia Fleury, un humanisme. Il replace l’action médicale dans un rapport de personne à personne, dans une intersubjectivité qui mobilise l’empathie.
Humaniser le temps de séjour
En réanimation, les progrès scientifiques et technologiques ont rendu possibles et réelles des avancées considérables dans les traitements. Ils permettent de prolonger et de sauver des vies, dans cet environnement médical de très haute technicité. Mais la notion de soin, dans son acception humaniste, y est aussi pensée depuis de nombreuses années et participe de l’amélioration de la qualité des prises en charge : qualité du lien de communication avec les familles, extension des heures d’ouverture, voire ouverture permanente des services aux familles. Ce qui permet la personnalisation des espaces par des photos, des dessins, pour le bien-être des patients et des proches, introduction de carnets de bord à disposition commune des soignants et des familles afin de maintenir un lien narratif avec le patient et humaniser le temps de séjour en réanimation en « racontant l’histoire », réflexion collégiale incluant les familles sur la question de la limitation ou de l’arrêt des thérapeutiques actives et de la fin de vie…
Cette pandémie de Covid-19, qui a frappé comme un tsunami un hôpital public déjà fragilisé, mais qui voit s’opposer à elle une mobilisation sans précédent des personnels soignants, jusqu’à l’épuisement et dans la souffrance de la disparition du lien aux patients et la difficulté du lien aux familles, nous rappelle l’importance du soin. Elle nous rappelle que nous, êtres humains, vivons aussi dans un monde de sens et non dans un monde qui ne serait régi que par les chiffres et les statistiques.
Jean-Paul Mira est professeur de médecine intensive et réanimation, chef du service de médecine intensive et réanimation de l’hôpital Cochin (groupe hospitalier AP-HP Centre - Université de Paris) et président du Conseil national professionnel de médecine intensive réanimation.
Marie Rose Moro est professeure de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, chef de service de la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin et présidente du Collège national des universitaires de psychiatrie. Elle supervise l’équipe de soutien AVEC.
Antoine Périer est docteur en psychologie, psychanalyste, psychothérapeute et professeur à la Maison des adolescents de l’hôpital Cochin (groupe hospitalier AP-HP Centre - Université de Paris). Il est membre de l’équipe AVEC, équipe de soutien des soignants de l’hôpital Cochin dans le contexte Covid-19.
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