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vendredi 1 mai 2020

«Est-il si difficile en médecine de dire "je ne sais pas" ?»

Par Christian Lehmann, médecin et écrivain — 
Dans une unité Covid-19 de l'hôpital franco-britannique de Levallois-Perret.
Dans une unité Covid-19 de l'hôpital franco-britannique de Levallois-Perret. Photo Benoît Tessier. Reuters


Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique quotidienne d'une société sous cloche à l'heure du coronavirus.

Je suis devenu médecin en 1984 dans un contexte très différent de celui d’aujourd’hui. Les médecins étaient nombreux, les firmes pharmaceutiques tenaient le haut du pavé, avaient la mainmise sur l’information médicale pléthorique. L’industrie se montrait mécène généreuse envers ceux qui acceptaient d’en être les porte-parole, officiels ou officieux, et maints présidents de syndicat se sont grassement prêtés au jeu, arguant que «les médecins sont des adultes, ils savent bien tirer le bon grain de l’ivraie». Les représentants commerciaux, affublés du doux surnom de visiteurs médicaux, venaient porter la bonne parole et renforcer l’illusion de toute-puissance médicale. Leur discours était tellement rassurant. Chaque nouveau médicament, présenté comme une formidable avancée, confortait la vanité médicale. Grâce aux firmes, le médecin, jamais démuni, pouvait piocher dans cette corne d’abondance une nouvelle source de puissance. Et aux récalcitrants, les chiffres de vente devaient servir de leçon : «Voyons docteur, 50 000 de vos confrères ne peuvent avoir tort.»

Il fallut plus d’un quart de siècle pour que certains soignants réussissent à fissurer ce fantasme de surpuissance, découvrant la médecine basée sur les preuves, décryptant les discours commerciaux, refusant les contre-vérités érigées en axiomes. Peu à peu la formation médicale continue, la lecture critique d’article enseignée en faculté, ont amené aux affaires une nouvelle génération, plus critique, moins imbue de sa superbe, ne considérant pas le caducée comme un passe-droit. A 35 ans, Elodie en fait partie. Médecin généraliste ayant effectué de nombreux remplacements, elle a vu travailler beaucoup de médecins très différents les uns des autres, et pu mesurer l’abîme entre ceux qui doutent encore et toujours, et ceux qui trônent au-dessus de leurs patients sur un piédestal érigé sur du sable. Et si le doute n’est pas une position confortable, elle en fait un présupposé indispensable à la pratique médicale :
«Partout sur le Web, sur les réseaux sociaux et dans les médias est apparue une cohorte de pseudo-experts en coronavirus. Des personnes lambda mais aussi des professionnels de santé. Vous savez, ceux-là mêmes qui, deux jours avant le début de l’épidémie, ignoraient les règles d’hygiène de base. Ceux qui à présent, désinfectent leur cabinet du sol au plafond alors qu’ils consultaient sans blouse et nettoyaient à peine leur bureau, voire leur stéthoscope entre deux patients. Ceux qui découvrent que le cabinet de médecine générale peut être un lieu contaminant, que nettoyer les poignées de porte et les peluches de la salle d’attente doit se faire toute l’année. Que la femme de ménage n’est pas un luxe et que se contenter de passer un coup d’aspirateur par semaine dans leur cabinet est léger en termes d’hygiène de soins.

La médecine, c’est aussi l’incertitude

«Ceux qui, avant l’épidémie, savaient à peine faire la différence entre un masque chirurgical et un masque FFP2 en termes de protection et d’utilisation. Qui consultaient avec bagues, bracelet, montre et ongles longs. Ceux qui auraient poussé tous les médecins hygiénistes à se rouler en boule dans un coin en s’arrachant les cheveux. Tous ceux-là, et bien d’autres, sont soudain devenus experts. Ils assènent leurs vérités et leurs conseils. Ils sont devenus les références. Sortant bourde après bourde. Se contredisant selon le sens du vent. N’assumant pas leurs mauvais conseils. Pourquoi ? Parce qu’il faut savoir. Ou du moins, avoir l’air de savoir. Ajouter sa voix. Donner l’impression qu’on maîtrise. Qu’on contrôle. Est-il si difficile, en médecine, de dire "je ne sais pas" ? Il semblerait que la pandémie de Covid-19 pose cette question de façon aiguë.
«Pourtant, la médecine, c’est aussi l’incertitude.
«Combien de maladies dont on ne comprend pas la physiopathologie ? Combien de malades à qui l’on n’a aucun traitement efficace à proposer ? L’incertitude et la frustration d’être impuissant face à la maladie sont le lot de tous les médecins. Guérir parfois, soigner souvent, accompagner toujours. Tel est notre métier.
«Cette réalité, la population la découvre de manière abrupte aujourd’hui. Une population qui semblait depuis quelques années vouloir sortir du carcan paternaliste de la médecine et reprendre le pouvoir sur sa santé, et qui se tourne à présent vers les premiers prophètes autoproclamés. La peur d’être malade, de mourir, pousse les gens à chercher un sauveur, un héros. Peut-on les en blâmer ?
«Ceux que nous devrions blâmer sont les médecins profitant de cette panique générale. Nous n’assistons plus à un débat scientifique mais à une opération de com, un concours de popularité.
«Le professeur Didier Raoult, pour ne citer que lui, ne convainc pas, il séduit. Il y a un mois, Cyril Hanouna lui consacrait une émission : "Didier Raoult et la chloroquine peuvent-ils sauver le monde ?" Il nous proposait un casting alléchant : Jean-Marie Bigard, Joachim Son-Forget, Eric Naulleau… et quelques égarés espérant, sans doute, faire pencher la balance de l’opinion publique du côté de la raison. Pour ma part, j’aurais bien proposé des combats de catch dans la boue opposant Gérald Kierzek et Philippe Douste-Blazy par exemple.

Terrain de tous les fantasmes

«Prochaine étape : les sondages par SMS ? Pour l’hydroxychloroquine, envoyez 1 au 8 1919. Pour l’association hydroxychloroquine-azithromycine, envoyez 2. Numéro surtaxé. L’argent récolté sera utilisé pour ériger une statue en or massif de Didier sur le Vieux-Port.
«Par sa dangereuse stratégie de communication, Didier Raoult a ouvert la boîte de Pandore. Déjà enclins à se voir comme des super-héros, certains médecins se sont sentis autorisés à suivre son exemple. Sous prétexte de défendre le bien commun, en fait morts de trouille et s’imaginant obligés d’agir quoiqu’il en coûte, ils utilisent leurs patients comme cobayes et jouent à Dieu avec des gens qui leur font confiance. Tout, plutôt que de ne rien faire. Désemparés face à leurs patients, vivant l’attente comme un abandon, ils imaginent la médecine basée sur les preuves comme un monstre de lenteur dont les résultats prendraient des mois à paraître. Le stétho entre les dents, sûrs de leur intelligence et de leurs compétences, les voici prêts à dégainer le moindre médicament qui aurait une potentielle efficacité d’après leur seule intuition.
«Or, être médecin n’est pas un joker qui autorise et excuse tous les comportements. Notre diplôme n’est pas un passe-droit. Nous ne sommes pas tout-puissants. Nous ne sommes pas Dieu. Ce sont là les relents d’une vieille médecine paternaliste dont notre génération tente de se débarrasser.
«Les voix discordantes qui s’élèvent, non pas pour affirmer l’inefficacité de tel ou tel traitement, mais pour inciter à la prudence et à la raison dans cette course à la panacée sont vouées aux gémonies. En lisant les commentaires sur les réseaux sociaux, une phrase m’a frappée : "Si nous sommes en temps de guerre comme le dit Emmanuel Macron, alors on fait de la médecine de guerre."
«Souvenez-vous. Lors d’une de ses premières allocutions, le président de la République avait martelé que nous étions "en guerre". J’imagine que cela partait de l’intention louable de faire prendre conscience à la population de la gravité de la situation. Il n’aurait pas pu choisir pire expression. Car la guerre, plus encore que la médecine, est le terrain de tous les fantasmes.

Nous avons tout à apprendre

«Nous voilà donc avec l’ultime justification à tous les débordements. Si c’est la guerre, tous les coups sont permis. Citons Foch et Rommel, en exemple. Ne perdons pas de temps. Peu importent les conséquences. Il faut agir, donner l’impression qu’on sait, qu’on a la situation bien en main. Or, en temps de guerre, on ne fait pas n’importe quoi. La fin ne justifie pas les moyens, contrairement à ce que certains veulent nous faire croire. Cela s’applique aussi aux crises sanitaires.
«Je vous parlais de l’incertitude présente en médecine. Nous essayons de réduire cette incertitude au minimum, grâce à des études scientifiques encadrées, reproductibles et menées dans les règles. Ces règles déontologiques, éthiques et légales, qui encadrent la recherche scientifique, sont la garantie de la protection du patient, de la personne humaine.
«Avec la polémique autour du professeur Didier Raoult, nous assistons à une faillite scientifique, éthique et déontologique d’une partie de la médecine. Pour légitimer l’injustifiable, certains agitent sans cesse Hippocrate et son serment, mais en ont-ils seulement compris le sens ? Que se passera-t-il quand les gens ouvriront enfin les yeux ? Quand la réalité frappera la population de plein fouet. Quand l’imposture prendra fin…
«"Peu importe que vous soyez réellement compétent, l’essentiel est d’en avoir l’air." Cette phrase, dont certains d’entre nous pressentaient déjà la pertinence depuis longtemps, est devenue plus actuelle que jamais. Le Covid-19 est connu depuis quatre mois à peine. Nous avons encore tout à en apprendre. Les vérités d’aujourd’hui ne seront pas celles de demain. Et si face à cette pandémie, nous faisions d’abord tous preuve d’une chose : l’humilité.»

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