Lors d’une manifestation du personnel urgentiste à Paris le 6 juin. Photo Albert Facelly
Pour la première fois, des personnalités médicales parmi les plus importantes de l’AP-HP montent au créneau pour dénoncer des urgences «à bout de souffle» et appellent à ne pas se résigner à «la mort lente» de l’hôpital public.
L’engorgement des urgences est le symptôme de la double crise du système de santé : crise de la médecine de ville et crise de l’hôpital. Près de la moitié des personnes qui vont aux urgences relèvent de soins qui pourraient être pratiqués en ville. Mais, pour des raisons tenant à l’histoire de la vieille médecine libérale d’antan, nous n’avons pas construit un service de la médecine de proximité avec des professionnels, médecins et paramédicaux, travaillant en équipe. Les maisons de santé pluriprofessionnelles et les centres de santé sont une réponse à ce besoin ancien rendu impératif par l’augmentation épidémique des maladies chroniques et le déficit programmé de médecins généralistes.
Le plan «Ma santé 2022» de la ministre de la Santé vise à accélérer ce mouvement. Mais les résultats attendus sont lointains et incertains d’autant que les moyens financiers mobilisés sont à ce jour très limités.
A cette crise d’adaptation de la médecine de ville s’ajoute la crise de l’hôpital, traité depuis plus de dix ans comme une entreprise commerciale sommée d’augmenter son activité et de «travailler à flux tendu» pour pouvoir être rentable. En même temps, pour contenir l’enveloppe budgétaire, toute augmentation d’activité hospitalière entraîne automatiquement une baisse des tarifs de financement par la Sécurité sociale. En cinq ans les tarifs hospitaliers ont baissé de 7 % ! Cette année la ministre se vante d’une «première historique depuis dix ans» : une hausse des tarifs de 0,5 %. Elle oublie de dire que l’année dernière, le gouvernement avait déjà réalisé une première historique : la baisse des tarifs de 0,5 % alors même que l’activité des hôpitaux était restée stable. Ainsi l’hôpital est très fortement régulé par l’Etat alors que la médecine de ville est gérée par des accords conventionnels entre la Sécurité sociale et les syndicats de médecins libéraux. Les dogmes poursuivis avec constance depuis quinze ans à l’hôpital public sont : la diminution des lits (plus de 15 % de lits supprimés en quinze ans malgré l’augmentation de la population et son vieillissement), la diminution des durées de séjours quitte à faire revenir les patients, l’occupation maximale des lits, si bien que le problème numéro un des urgences est devenu le manque de lits d’aval pour coucher les 30 % des patients arrivés aux urgences nécessitant impérativement une hospitalisation. Ainsi sont réapparus les brancards où les patients doivent être soignés pendant des heures voire parfois plusieurs jours faute de lits libres dans les services spécialisés occupés par les soins programmés. Il arrive régulièrement que pour faire face à l’engorgement, il faille déprogrammer des hospitalisations en annulant les rendez-vous pris. Les spécialistes du management, qui depuis la loi HPST [réforme portée par Roselyne Bachelot en 2009, ndlr] dirigent les hôpitaux, souhaitant passer selon leur expression «d’une gestion des stocks» à une «gestion des flux», participent ainsi activement à la désorganisation généralisée, aggravée par les mutualisations de personnels et les horaires variables entravant le travail d’équipe. Le taux de patients restant des heures sur des brancards aux urgences est un symptôme de la gravité de la crise hospitalière généralisée. Il est cause d’une augmentation de la mortalité intrahospitalière.
La situation va s’aggraver car si la réforme de la ministre porte les fruits annoncés, ce sera au mieux dans cinq ans ou plutôt dans dix ans. D’ici là, la crise des hôpitaux va s’intensifier et on va assister à la fermeture de services d’urgences importants où à la limitation drastique de leurs activités en se déchargeant des activités les plus lourdes (les polytraumatisés) sur quelques centres déjà à bout de souffle.
L’heure n’est plus aux déclarations compassionnelles. On ne peut pas dénoncer l’usage abusif des arrêts maladie quand c’est le seul moyen qu’on laisse aux professionnels à bout pour éviter le pire. On ne peut pas dire que la situation devient «insupportable» et en appeler à l’éthique professionnelle du sacrifice sans fin. Ce jeu est dangereux, et pour les patients et pour les soignants. L’heure est à l’action urgente. Il faut :
1) Accroître les capacités d’accueil des unités de médecine polyvalente en aval des urgences. Contrairement au dogme actuel, ces unités doivent en permanence avoir des lits disponibles pour accueillir les patients admis aux urgences. On ne paie pas seulement les pompiers quand il y a le feu !
2) Augmenter les centres de soins de suite pour accueillir après la fin des soins aigus, les personnes qui nécessitent encore des soins mais ne peuvent pas rentrer directement au domicile. Cela correspond chaque jour à l’AP-HP à plusieurs centaines de patients.
3) Développer aux urgences, mais aussi dans les autres services hospitaliers spécialisés, les délégations de tâches médicales aux infirmières cliniciennes reconnues sur la base de l’expérience professionnelle, alors qu’aujourd’hui il faut franchir de multiples obstacles administratifs demandant deux à trois ans.
4) Revaloriser significativement le salaire des paramédicaux, infirmières, aides-soignantes, secrétaires. Le salaire des infirmières débutantes est de 1 600 euros, ce qui nous place en 26e position des pays de l’OCDE. Assurer à travail égal un salaire comparable entre médecins hospitaliers et médecins libéraux, condition nécessaire au maintien de l’attractivité de l’hôpital public.
Il n’y aura pas de réforme structurelle du système de santé sans moyens financiers conséquents. Le plan de la ministre n’est pas financé. Les bonnes paroles ne suffisent plus. On saura lors du vote par l’Assemblée nationale en septembre du projet de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) si la ministre veut réellement «sauver l’hôpital» comme elle le dit, ou si elle se résigne, sous la pression de Bercy, à la mort lente du service public hospitalier. Le fameux «virage ambulatoire» consisterait alors à mettre les malades à la rue.
Signataires : Sophie Crozier, neurologue au CHU Pitié-Salpêtrière ; Anne Gervais, hépatologue au CHU Bichat, vice-présidente de la CME de l’AP-HP ; Pierre Hausfater, chef du service des urgences de la Pitié-Salpêtrière ; Sébastien Beaune, chef des urgences de l’hôpital Ambroise-Paré ; Bruno Riou, doyen de la faculté de médecine Sorbonne Université ; Noël Garabédian, chef de service de chirurgie ORL à l’hôpital Necker, président de la CME de l’AP-HP ; Agnès Hartemann, cheffe du service de diabétologie au CHU Pitié-Salpêtrière ; André Baruchel, chef de service d’hématologie à l’hôpital Robert-Debré ; Philippe Lévy, chef de service de pancréato-gastro-entérologie à l’hôpital Beaujon ; André Grimaldi, professeur émérite, CHU Pitié-Salpêtrière.
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