Alors que « l’oppression patriarcale se réorganise » pour « maintenir l’ordre ancien », les féministes doivent renouer avec une visée universelle en s’attachant aux vies ordinaires des femmes et en engageant une lutte solidaire, plaide la philosophe Fabienne Brugère dans une tribune au « Monde ».
Publié le 9 juin 2019
Tribune. L’émancipation des femmes ne manquera pas de troubler profondément le XXIe siècle. Elle s’est déjà annoncée comme un sujet avec #metoo, les marches de femmes en Argentine ou en Pologne, le mouvement de rébellion des femmes [contre le port du voile] en Iran ou encore la présence des féministes dans les dernières manifestations en Algérie. Peut-être sera-t-elle une révolution silencieuse, accomplie petit à petit, ici ou là, avec une grande détermination toutefois. Tout le monde sait que cette révolution se prépare.
C’est pourquoi l’oppression patriarcale se réorganise sous ses différentes formes, se mondialise, se rassemble plus que jamais pour maintenir l’ordre ancien. Une géopolitique de la situation des femmes dans le monde en donne quelques exemples. Dernièrement, le plus significatif tient dans le refus des Etats-Unis, en avril, de laisser passer une résolution de l’ONU contre le viol comme arme de guerre. Il s’agit ainsi, rejoignant la Chine et la Russie, de refuser toute mesure de surveillance et de recensement de ces violences, de ne rendre possible aucun soin aux victimes.
« Il existe des féminismes néolibéraux, souvent portés par des femmes blanches, qui n’aident pas la cause des femmes puisqu’ils promeuvent la réussite et l’enrichissement de quelques-unes aux dépens de toutes les autres »
Soutenir une réparation serait soutenir l’avortement. Les corps reproductifs des femmes doivent rester sous le contrôle des hommes même lorsqu’il s’agit de crimes de guerre. La liberté des sujets féminins n’est pas à l’ordre du jour, même pour un pays considéré comme une démocratie. On nous dit parfois que la défense du droit à l’avortement est une manie du féminisme occidental. Pourtant, quand on sait les viols qui ont été perpétrés dernièrement dans la République démocratique du Congo, ou sur les femmes de la communauté yézidie, en Irak, cette résolution refusée n’est-elle pas l’affaire de tous les féminismes du monde entier ? Les Etats-Unis, pays très religieux, sont au cœur de mesures anti-avortement comme en Géorgie, où le gouverneur républicain vient de signer un texte qui restreint ce droit. Ils rejoignent à nouveau des pays autoritaires et profondément patriarcaux.
Face à cette offensive mondiale, les féministes de tous les pays ont la nécessité de s’unir. Certes, comme l’a montré Françoise Vergès dans Un féminisme décolonial (La Fabrique, 208 pages, 12 euros), il existe des féminismes néolibéraux, souvent portés par des femmes blanches, qui n’aident pas la cause des femmes puisqu’ils promeuvent la réussite et l’enrichissement de quelques-unes aux dépens de toutes les autres.
Lorsque Sheryl Sandberg, l’une des directrices de Facebook, jeune milliardaire, écrit En avant toutes : les femmes, le travail et le pouvoir (JC Lattès, 2013), on se demande ce que ce livre peut bien changer à la situation des 70 % des personnes les plus pauvres dans le monde qui sont des femmes. On ne passe pas du jour au lendemain de femme migrante sans papiers à femme très riche qui circule d’un continent à l’autre. S’agit-il d’ailleurs de féminisme ? Le slogan « Enrichissez-vous le plus possible » ne fut jamais dans l’histoire un slogan féministe.
Un peu d’argent pour redevenir libre
Quand Virginia Woolf demandait l’indépendance financière pour les femmes qui écrivent, il ne s’agissait pas d’idéologie libérale mais d’autonomie : un peu d’argent aide à devenir un sujet libre. Dans le néolibéralisme, il ne s’agit plus de liberté : quand le culte de la liberté d’entreprendre devient systématique, il n’autorise plus les femmes à choisir leur vie ou leur imaginaire. La seule norme de vie devient la réussite dans la société de marché. Or, l’histoire des féminismes dessine des luttes contre l’oppression, qui imaginent d’autres modèles de société, ou qui sont menées en faveur de toutes les femmes.
« Entre la cadre dirigeante et l’exilée sans papiers, ou la femme qui vit dans la rue, il n’y a souvent pas de solidarité. Ces solidarités sont à créer dans les féminismes à venir »
La philosophe américaine Judith Butler définit le féminisme comme une « coalition des différences ». Il faut renouer avec ce projet. Il y a un terme fort décrié mais pourtant intéressant, c’est celui de « sororité », compris comme solidarité entre femmes. L’historienne Arlette Farge a bien montré combien la solidarité féminine s’est développée dans les années 1970, et comment elle a buté ensuite sur les clivages de classes et l’individualisme de la société. La grande question à laquelle les femmes sont confrontées aujourd’hui est la question sociale, cette réalité incontournable des différences de pouvoir et de richesse dans le monde.
Car les différences n’existent pas seulement entre les couleurs de peau mais concernent plus encore les niveaux de vie, la liberté de circuler ou de prendre la parole, d’agir : entre la cadre dirigeante (qu’elle habite en Europe ou en Afrique) et l’exilée sans papiers, ou la femme qui vit dans la rue, il n’y a souvent pas de solidarité. Entre la Danoise dont les études sont financées par le gouvernement et la Bulgare ou la Roumaine aux confins d’une Europe aux salaires très bas, il n’existe pas non plus de solidarité. Ces solidarités sont à créer dans les féminismes à venir.
La vie militante est aujourd’hui affaiblie par un individualisme sauvage et une exploitation des richesses dans le monde plus forte que jamais. Les discours féministes ne doivent pas se raidir ou se scinder en chapelles. Renouer avec l’universel dans les féminismes d’aujourd’hui, c’est développer une solidarité des femmes à l’égard des femmes, des hommes à l’égard des femmes, des riches à l’égard des pauvres. Tel est le projet aujourd’hui d’un féminisme ordinaire qui affirme que la liberté et l’égalité des femmes passent par un combat contre tous les actes religieux, politiques, guerriers et sexuels qui les asservissent. La « sororité » est une recherche de la justice pour des femmes que l’on ne considère pas et auxquelles, précisément, on ne rend pas justice.
Féminisme radical et féminisme ordinaire
Il ne faut pas négliger ce que notre siècle devra porter. Deux directions doivent être tenues. Des féminismes radicaux nous font désirer d’autres mondes que celui-ci, penser que l’on ne parlera plus d’hommes et de femmes mais d’individus, plus de profit capitaliste mais de bonheur socialiste ou de société de la décroissance. Ces perspectives sont importantes car elles portent la possibilité d’un changement de système qui viendra peut-être un jour, et peuvent servir d’idéal régulateur de l’action politique.
Mais elles ne doivent pas étouffer d’autres formes de féminisme, attachées aux vies ordinaires des femmes dans leur présent, nécessitant à la fois des luttes « situées » dans des contextes géographiques ou sociaux spécifiques et des luttes internationales, en faveur d’une justice à l’égard des femmes. Ce féminisme ordinaire concerne aussi bien la lutte contre le féminicide que le harcèlement sexuel, le viol, l’excision, la défense du droit à l’avortement, ou l’exploitation des travailleuses dans le domaine du soin ou du service.
Ce féminisme revendique également l’égalité entre les femmes et les hommes, dans le monde du travail comme dans la vie conjugale ou familiale. Ainsi, défendre un féminisme ordinaire suppose d’être vent debout contre la position du gouvernement français, opposé, dans les négociations européennes, au financement du congé parental paritaire. Du point de vue d’un féminisme ordinaire, financer un tel congé parental est plus important qu’instaurer une parité de genre dans un gouvernement.
C’est en changeant les situations des femmes aujourd’hui, au nom de la solidarité, sur des affaires concrètes et qui paraissent parfois dérisoires au regard du « grand jour », que l’on fera bouger la société. Rendre les femmes moins pauvres et moins dépendantes des hommes est une nécessité. Gagner en liberté, c’est explorer des positions moins ordonnancées et se donner les moyens de s’imaginer des vies alternatives. Et sur ces vies alternatives qui mènent à de nouveaux modèles de société, les femmes et les hommes peuvent alors se retrouver.
Préparer le changement de société
Nous ne pouvons pas attendre des temps meilleurs pour promouvoir l’émancipation des femmes. De toute façon, tout changement de système se prépare, ne se fait qu’avec des sujets les plus libres possible. Il n’existe pas de changement de société réalisable sans que de nouvelles places – au-delà de celles déjà acquises par les femmes –, soient conquises par des luttes qui doivent être universalisées.
Cela n’empêche nullement les féminismes « situés » mais cela les inscrit dans un commun des femmes qui doit aujourd’hui comme hier être préservé. Renouer avec une telle visée universelle n’est pas déployer un féminisme occidental « universaliste ». C’est considérer le droit d’être un humain comme les autres pour toutes les femmes, quelles que soient les parties du monde où elles naissent. « L’avenir demeure largement ouvert », écrivait Simone de Beauvoir. A condition de le préparer.
Née en 1964, Fabienne Brugère est philosophe et professeure à l’université Paris-VIII Vincennes-Saint-Denis. Spécialisée en philosophie esthétique, morale et politique, elle a contribué à introduire le travail de l’Américaine Judith Butler en France. Elle est l’auteure, avec Guillaume Le Blanc, de La Fin de l’hospitalité(Flammarion, 2017). Son dernier ouvrage, On ne naît pas femme, on le devient, défense d’un « féminisme ordinaire » menée à partir de réflexions théoriques et de souvenirs biographiques, est paru chez Stock (224 pages)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire