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mercredi 12 juin 2019

L’étrange singulier du corps féminin

Par Carolin Emcke, Philosophe, auteure de «Notre Désir» (Seuil, 2018) — 

«Le corps féminin» n’existe pas plus que «la femme». Ce sont des corps pluriels qui changent avec l’âge, sujets et objets à la fois et trop souvent normés, avant même d’être subjectivés.

Etrange singulier que «le corps féminin». Car il est loin d’être unique. Même lorsque je pense à mon propre corps, c’est un corps en perpétuelle transformation, un corps d’enfant, un corps d’adolescente, un corps découvrant le plaisir, connaissant la fatigue, un corps qui s’entraîne, tombe malade, vieillit, un corps dont les contours se précisent, un corps qui s’amenuise, se ride, mon corps féminin à moi est plusieurs corps à la fois, et même ce qu’il a de féminin est indéfini ou surdéterminé, c’est en tout cas un corps qui connaît le plaisir et le désir, chez quelqu’un comme moi, chez un être queer, qui désire comme je désire, le corps féminin est à la fois sujet et objet, ce sont des corps féminins, avec leurs lèvres, leurs seins, leur peau, leur sexe, leurs gestes, que je veux.

Etrange singulier que le corps féminin, corps si différents que ces corps-là, corporéités si multiples, et qui ne doivent pas forcément correspondre à ce qui a été déclaré «féminin», qui ne sont pas toujours circonscrits par la norme ou les images de la norme, mais s’étendent au-delà ou en dehors, formes ludiques de la féminité ou de la masculinité, ou justement formes ludiques des codes du sexe et de la sexualité, formes qui m’obsèdent, m’exaltent, m’excitent, formes auxquelles je succombe, formes qui me touchent et qui me comblent.
Etrange singulier que le corps féminin. Il existe aussi et surtout par la certitude de son existence, la certitude que ce corps est montrable, utilisable, recouvrable, caressable, corvéable. C’est peut-être là quelque chose que nous apprenons toutes dans l’enfance, que l’on nous chuchote sur le chemin de l’école, sur le chemin du puits, sur le chemin de la ville : qu’il nous faut prendre garde, car d’autres nous veulent, même si on ne disait jamais ce que c’était ; ce qu’ils voulaient faire avec nos corps, on l’ensilençait, mais que nos corps nous rendaient vulnérables parce qu’ils étaient menaçants ou excitants aux yeux des autres, cela, on nous l’inculquait dès le plus jeune âge. Le corps féminin est donc un corps des autres, mon corps féminin est un corps qui a déjà été contemplé par d’autres, codé, soupesé, normé, avant même que je ne découvre la langue de mon désir, avant même que je ne découvre mon désir, un corps déjà objet avant que la subjectivité du désir ne soit vraiment perçue.
Le corps féminin, allais-je apprendre dans le premier pays en guerre que j’ai sillonné, le Kosovo, c’était en 1999, le corps féminin est ce corps utilisé comme instrument pour humilier l’adversaire, les corps féminins ne sont pas seulement chassés et expulsés, pas seulement tabassés, pas seulement déportés, pas seulement abattus, mais aussi abusés. Le corps féminin, allais-je apprendre dans le pays suivant, même si celui-ci n’était pas en guerre, au Pakistan, en Haïti ou à Gaza, ce sont des corps qui meurent en couches, des corps que l’on charcute, qui ne résistent pas à ce qu’on attend d’eux ou ce que l’on fait d’eux, les corps féminins, ce sont les corps dont d’autres femmes ont besoin, dont elles prennent soin, qu’elles accouchent, qu’elles avortent, les corps féminins, ces corps riches de choses sues.
Etrange singulier que le corps féminin quand il est aussi des corps qui tiennent le choc, qui s’opposent, résistent haut et fort, cherchent leurs propres espaces, leurs propres langues, ce sont les corps qui en vieillissant s’embellissent de mieux savoir ce qui leur donne du plaisir, ce qu’il leur faut, ce qui leur fait du bien, ce sont les corps où je veux amoureusement m’immiscer, les corps en lesquels on peut se laisser tomber, ou qui s’attrapent au vol… Ce sont les corps avec lesquels je vis, et qui toujours se touchent et qui toujours me touchent et qui toujours me changent.

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