Françoise et Laurence Le Goff, à Paris le 14 janvier. Photo Ludovic Carème pour Libération
Trente-six ans après l’assassinat de leur mère, des enfants ont été sollicités pour aider financièrement l’auteur du crime, leur père. L’administration a depuis fait marche arrière. Mais les deux sœurs ont lancé une pétition pour mieux protéger les enfants de parents «indignes».
C’était le 21 novembre. Françoise Le Goff se souviendra longtemps de cette soirée. En rentrant du travail, cette documentaliste angevine de 49 ans épluchait son courrier, quand elle s’est trouvée brutalement propulsée trente-six ans en arrière. En cause : une lettre signée du département du Maine-et-Loire, concernant la situation de son père. A 74 ans, celui-ci ne dispose pas des ressources suffisantes pour financer son hébergement en Ehpad. Alors, comme la loi le permet, le département a adressé une «requête en obligation alimentaire» à ses trois enfants, pour déterminer leur capacité éventuelle à payer pour leur paternel. Sauf que la fratrie s’efforçait de faire abstraction de lui depuis des années. Françoise : «Avec cette lettre, tout est remonté d’un coup : les images, les cris, les sensations.»
Les images, ce sont celles du 11 décembre 1982, quand leur père, Daniel, a tué leur mère, Josiane. Daniel, serrurier de profession, vient d’être convoqué à une réunion de conciliation en vue du divorce. C’est décidé : Josiane, agent hospitalier, ne veut plus de cette vie commune de violences et de terreur, entamée vingt-cinq ans plus tôt. Non, cette fois, elle ne reviendra pas. Et n’en déplaise à son mari, cette passionnée de judo est bien décidée à recouvrer son indépendance. D’ailleurs, depuis quelques jours, elle et ses trois enfants, âgés de 15, 13 et 10 ans, se font héberger chez des proches, après avoir été chassés, une fois de plus, par l’homme colérique et porté sur la bouteille. Une situation si fréquente que Laurence et Françoise se souviennent s’être parfois couchées chaussées et habillées, au cas où il aurait fallu déguerpir en pleine nuit. Avec toujours un cartable bouclé, et l’habitude de «faire comme si de rien n’était à l’école».
«Partie en vrille»
Mais ce samedi 11 décembre, c’est la Saint-Daniel, et Françoise parvient à convaincre sa mère de retourner au domicile familial, à Angers, le temps d’offrir un cadeau à son père. «Je faisais ma crise d’ado. Et puis, du haut de mes 13 ans, je ne voyais pas qu’elle avait peur, parce qu’elle nous protégeait.» Sa sœur Laurence, 46 ans, agent d’accueil au Cannet (Alpes-Maritimes), se revoit jouer dans le jardin avec le chien. «Et puis mon père a dit à ma mère : "Attends, moi aussi j’ai un cadeau pour toi." Il est allé à l’intérieur, dans le couloir, et a sorti un fusil.»Sous les yeux de Françoise, Daniel tire d’abord dans le ventre de sa femme, puis en pleine tête. Françoise : «Ensuite, c’est un brouillard monstrueux.»
En 1983, leur père a écopé de quatorze ans de prison pour cet assassinat. La fratrie a pour sa part été éparpillée chez différents membres de la famille, dans toute la France, avec instruction expresse de ne plus parler de ce qu’ils avaient vécu. Laurence : «On a mis trente-six ans à se reconstruire, et l’administration, dix secondes à nous détruire. J’avais enfin exorcisé, réussi à faire le deuil de mes parents.»Avec ce courrier a jailli un ressac de souvenirs, de questions, d’incompréhension. Françoise : «Jamais je n’aurais pensé qu’on oserait venir nous chercher, vu le contexte. En lisant cette lettre, je suis partie en vrille : j’avais envie de renoncer à tout, de me rendre insolvable… Tout, mais pas lui donner un centime.» La fratrie n’aura pas eu à aller jusque-là, l’administration a finalement fait marche arrière et renoncé à faire appel de l’obligation alimentaire, à l’issue d’un examen plus attentif du dossier en commission. Interrogé sur cette affaire, le conseil départemental du Maine-et-Loire explique avoir adressé cette requête en obligation alimentaire avant d’avoir connaissance de la situation particulière de la famille, et assure avoir rétropédalé dès que cela a été le cas. «Une première recherche auprès du service de l’aide sociale à l’enfance n’avait pas permis de savoir si les enfants de M. Le Goff avaient bénéficié d’une telle prise en charge par le département. Or dans le règlement départemental d’aide sociale, seule une telle circonstance permet d’exonérer les enfants de leur obligation alimentaire», précise le directeur général adjoint du conseil départemental, Antoine Danel.
Evolutions
Mais la colère des deux sœurs n’est pas retombée pour autant. «Il fallait faire pour ne pas se défaire», dit Françoise. Alors les brunes quadragénaires ont décidé d’alerter l’opinion sur ces «enfants devenus grands» dont on sait finalement peu de chose. Difficile, en effet, de déterminer précisément combien ils sont. Selon un rapport sénatorial de 2016, en 2014, 140 000 enfants évoluaient dans un foyer où la mère était victime de violences. Cette même année, 35 de ces enfants ont trouvé la mort, et 110 sont devenus orphelins de père ou de mère. Comment se construisent-ils ? Et que savent-ils de l’obligation alimentaire ? Si Françoise et Laurence Le Goff bataillent aujourd’hui, c’est autant pour alerter les institutions que pour informer les premiers concernés. Laurence : «C’est pour les autres qu’on se bat, pour que cesse cette violence institutionnelle. Et pour qu’on ait enfin un droit à l’oubli.» Car, certes la démarche du département était tout à fait légale, mais peu soucieuse de l’impact psychologique qu’elle pouvait susciter. Le mantra de Laurence et Françoise Le Goff ? Que les grands enfants comme elles ne puissent tout bonnement être sollicités pour venir en aide à ces parents défaillants. Dans la pétition qu’elles ont lancée en fin d’année, désormais signée par plus de 4 000 personnes, le binôme réclame le retrait systématique de l’autorité parentale aux parents maltraitants ou «indignes».
Rien de tout cela n’a été décidé pour leur père. «A quel moment est-ce qu’on est déchu de ses droits parentaux ? Ton père assassine ta mère, et ce n’est pas le cas ?» s’agace Laurence. «Dans le cas d’une infraction pénale, comme des violences conjugales ou un féminicide, c’est la cour d’assises qui se prononce sur le retrait ou non de l’autorité parentale, mais ce n’est pas systématique», détaille Edouard Durand, juge des enfants au tribunal de grande instance de Bobigny (Seine-Saint-Denis) et auteur de Violences conjugales et parentalité : protéger la mère c’est protéger l’enfant (l’Harmattan, 2013). Il salue toutefois des évolutions en matière de protection des enfants évoluant dans ce type de contexte : «Depuis la loi d’août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, les juges sont tenus de se prononcer sur cette question de l’autorité parentale lorsqu’un des parents est condamné pour violence sur l’autre parent.»Pour autant, cette déchéance de l’autorité parentale, qu’elle soit totale ou partielle, ne concerne que les mineurs, et n’éteint pas l’obligation alimentaire, ce que déplorent les deux sœurs. «La justice se doit de prendre ses responsabilités en instaurant un droit à l’oubli pour les enfants devenus grands. Cela pourrait passer par la création d’une banque de données sécurisée dans laquelle seraient inscrits ces parents indignes»,suggèrent-elles. C’est là le cœur de leur combat. Car en vertu de l’article 205 du code civil, les enfants se doivent d’aider leurs parents dans le besoin en vertu de cette «obligation alimentaire» qu’elles abhorrent. Toutefois, il leur est possible d’en être exonéré, si le «créancier a lui-même manqué gravement à ses obligations envers le débiteur». Mais dans ce cas, c’est à la descendance d’argumenter pour contester, et à un juge aux affaires familiales de décider d’une éventuelle exonération. «C’est à nous, victimes, de nous justifier, une fois de plus», s’indigne Laurence.
Missive
Françoise, elle, souligne l’«énorme choc» subi à la réception de cette enquête d’obligation alimentaire : «C’est le genre de nouvelle qui peut achever quelqu’un. Heureusement qu’on est tous plus ou moins stables dans nos vies désormais.» Outre l’aridité de la demande administrative, la missive reçue a obligé la fratrie à connaître le devenir de ce père dont elles étaient sans nouvelles depuis plus de vingt ans. «A priori, il est dans un état de déchéance totale. Moi, je ne voulais absolument pas savoir comment il vivait, par peur d’être brisée. Je n’aurais rien su s’il avait été inscrit dans un fichier, quelque part, qu’au vu de la situation, on ne devait pas être contactés», lâche Françoise, en larmes.
Sa sœur, elle, n’a découvert les coupures de presse relatives au meurtre que très récemment, en parcourant les archives pour appuyer le refus de la fratrie de payer pour son géniteur. «Juste après les faits, j’ai été envoyée chez un oncle près de Cannes. Je vivais coupée du monde, à tel point que je n’ai connu l’issue du procès qu’à l’âge de 19 ans. Du coup, j’ai vécu longtemps dans la peur, ne sachant même pas s’il était sorti de prison», déroule-t-elle. Françoise aussi s’est replongée dans les articles de l’époque par la force des choses. «Je ne supporte pas d’y lire l’expression "meurtre passionnel". Dans ma tête d’enfant, ça a en quelque sorte induit l’idée qu’il l’aimait tellement qu’il l’a tuée. Et que du coup, je pouvais moi aussi encore l’aimer. C’est ce qui m’a conduite à l’héberger un temps à sa sortie de prison. En fait, ça m’a donné une vision déformée de l’amour», réalise-t-elle, prônant plutôt l’usage du terme «féminicide». Depuis le lancement de leur pétition, Françoise et Laurence Le Goff ont reçu de nombreux témoignages d’adultes au passé fracassé inquiets de se voir à leur tour sollicités au nom de cette fameuse obligation alimentaire. Elles exhortent : «Cette souffrance qui se manifeste autour de nous donne d’autant plus de légitimité à nos revendications. On ne peut plus l’ignorer.»
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