Le 13 décembre, dans un établissement de l'Avvej. Photo Nolwenn Brod. Vu pour Libération
Faute de moyens humains et financiers, le département peine à venir en aide aux mineurs en danger, sans cesse plus nombreux.
Le premier signalement a surgi quand Léa n’avait que 6 ans mais la peau déjà marquée de bleus visibles à l’œil nu. C’est Mme Valette (1), sa maîtresse d’école de Noisy-le-Sec, qui les a découverts la première, en juin 2015. Elle a alors décidé d’alerter la cellule de recueil des informations préoccupantes (Crip) de Seine-Saint-Denis. A la maison, Léa souffrait des coups de son père et du silence ravageur de sa mère. Du manque de sommeil et d’attention. Tout comme Victor, Dora et Aïda (1), les aînés de la fratrie. La Crip a vite averti l’Aide sociale à l’enfance (ASE), qui a saisi le tribunal pour enfants de Bobigny.
Le juge a ordonné la mise en place immédiate d’une action éducative en milieu ouvert (AEMO), une alternative au placement qui permet d’accompagner l’enfant et ses parents à domicile. Problème : les éducateurs spécialisés de l’Association vers la vie pour l’éducation des jeunes (Avvej), débordés, n’ont pu intervenir au sein de la famille qu’à la rentrée 2017. Entre-temps, Léa a décroché du système scolaire, Dora, 14 ans, est devenue cheffe d’une bande nourrie aux rixes, Aïda, 17 ans, a fugué et rompu tout contact avec les siens, et Victor, 16 ans, s’est retrouvé devant la justice pénale pour des histoires de violences volontaires. «Nous sommes arrivés bien trop tard, c’est une évidence. Ces enfants se sont enlisés dans des problématiques quasiment indémêlables ; il va falloir des années pour réparer tout ça», déplore Lucie Vermot, psychologue de l’Avvej chargée du dossier (il n’existe que trois associations habilitées à exercer ces mesures judiciaires en Seine-Saint-Denis). «Comment réussir à nouer un lien de confiance avec eux lorsqu’on les a ignorés pendant plus de deux ans ? On leur avait pourtant promis de leur venir en aide à temps. Notre système de protection n’est plus du tout crédible.»
Le «cas Léa» est devenu tristement banal en Seine-Saint-Denis. Car, dans ce département, la durée moyenne entre le premier signalement de la Crip et le début d’une intervention éducative à domicile est désormais de trois ans. Dix-huit mois s’écoulent entre la demande d’une AEMO par un juge des enfants et sa mise en œuvre concrète par un éducateur. Des retards aux conséquences désastreuses : rien que pour l’Avvej, 229 actions éducatives ordonnées par la justice n’ont pas encore été amorcées et 198 familles n’ont toujours pas vu l’ombre d’une évaluation. La file d’attente ne fait que s’allonger et les éducateurs spécialisés ne parviennent plus à la résorber.
L’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance de ce territoire est au bord de la rupture. Début novembre, ce sont les juges des enfants du tribunal de Bobigny qui, les premiers, ont lancé «un appel au secours» face à cette situation «inadmissible de réponse aux difficultés des familles». Dans une tribune publiée par le Monde et France Inter, ils déploraient être «devenus les juges de mesures fictives». Le même jour, le président du conseil départemental, Stéphane Troussel, interpellait l’Etat et lui demandait «d’assumer ses responsabilités face à une situation devenue intenable».
«Paupérisme»
Le 11 décembre, les trois associations chargées de réaliser ces mesures d’assistance éducative ont à leur tour manifesté pour dénoncer «les manques de moyens humains et financiers» face «à l’avalanche de dossiers à traiter». Sur l’ensemble du département, le nombre d’AEMO en attente d’exécution a quasiment quintuplé entre 2013 et 2018, passant de 189 à 915. Les raisons sont multifactorielles. D’abord, les moyens financiers alloués à la protection de l’enfance semblent insuffisants malgré les 250 millions d’euros mis annuellement sur la table par le conseil départemental, le plus gros budget d’Ile-de-France hors Paris, qui devrait augmenter de 20 millions d’euros cette année. «La Seine-Saint-Denis est l’un des départements les plus jeunes de France et son explosion démographique n’est pas prête de s’arrêter. Selon les prévisions, notre territoire gagnerait à l’horizon 2050 encore 300 000 habitants du fait des naissances. On sait que le département fait des efforts financiers pour nous aider, mais cela reste insuffisant par rapport au nombre exponentiel d’enfants en danger, avertit Catherine Bailly, cheffe de service à l’Avvej. Et puis il ne faut pas oublier que ce taux de natalité croissant s’entremêle à un paupérisme qui ne fait que grignoter du terrain…»Selon l’Insee, le taux de pauvreté dans le département est désormais de 28,6 % (le double de la moyenne nationale), soit 7,6 points de plus qu’en 2008.
Le 13 décembre à l'Avvej. Photo Nolwenn Brod. VU pour Libération
Autre problème de fond : la pénurie de personnel au sein du circuit classique de détection des familles en détresse. Secteurs totalement sinistrés en Seine-Saint-Denis, la médecine scolaire et la pédopsychiatrie n’ont plus les capacités de repérer en amont les mineurs potentiellement en danger. Impossible par conséquent d’arrêter la dégradation des situations et d’éviter la judiciarisation qui s’ensuit.«Nous avons des postes prévus et budgétés pour développer notre médecine scolaire, mais personne ne veut venir y travailler. On manque cruellement d’attractivité. Sans la présence de professionnels à l’école, pas de dépistage»,reconnaît Stéphane Troussel. De même, un enfant doit aujourd’hui attendre au moins douze mois avant de pouvoir être pris en charge par un pédopsychiatre ou un centre médicopsychologique. Une longue année d’inaction qui ne fait qu’aggraver son mal-être et les tensions intrafamiliales.
«Hiérarchiser»
Se pose en outre la question épineuse du recrutement des travailleurs sociaux. «Nous faisons face à une crise de la vocation, résume Julie Verepla, 34 ans, éducatrice à l’Avvej depuis quatre ans. De moins en moins d’éducateurs acceptent de venir travailler en Seine-Saint-Denis car tout le monde sait que notre boulot perd un peu plus de son sens chaque année. Impossible de contredire ce constat. Il m’arrive aujourd’hui de me demander si j’améliore réellement la vie de ces gosses. Certains jours, j’en doute.» Au sein de l’association, les éducateurs (une trentaine, principalement des femmes) s’occupent chacun de 26 «situations», «soit cinq heures par mois et par famille, se désole Julie. On arrive avec un retard honteux et, de surcroît, avec un suivi superficiel. Personne n’est dupe : cinq heures mensuelles avec une famille ne suffisent pas à protéger un enfant des négligences ou des violences parentales.»Catherine Bailly : «On en vient à prioriser les dossiers, à hiérarchiser les enfants et les situations de danger. C’est immoral, c’est injuste. Mais quand il y a une liste d’attente de deux ans, il faut bien faire des choix.»
Ahmed, 17 ans aujourd’hui, aurait dû être pris en charge par l’Avvej en 2016. Orphelin de père et délaissé par sa mère, c’était un «gamin abandonné à son sort et déscolarisé» que le tribunal de Bobigny avait choisi de secourir par le biais d’une AEMO, raconte Emilie Pras, son éducatrice de 37 ans. «A l’époque, Ahmed avait même dit devant la juge : "Faites quelque chose pour moi, je vais finir à [la prison de] Villepinte." Malheureusement, je n’ai pu démarrer la mesure éducative que quatorze mois après la décision judiciaire. Beaucoup d’autres enfants attendaient avant lui…»Emilie Pras est arrivée «trop tard» : impliqué dans un trafic de drogue dès 2017, Ahmed a été déféré le mois dernier en centre éducatif fermé (CEF). «Le premier jour de notre rencontre, Ahmed m’a dit :"Je ne vous attendais plus, donc je me suis débrouillé tout seul, je n’ai plus besoin de votre aide."» L’éducatrice impuissante culpabilise : «J’ai échoué dans ma mission, c’est un sentiment terrible. Aujourd’hui, je pose malgré moi les graines de la délinquance.»
(1) Les prénoms ont été modifiés.
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