Andrew Brookes. Cultura. Photononstop
Aux Etats-Unis comme en Europe, des outils intégrant l’intelligence artificielle prétendent répondre aux difficultés scolaires. Individualiste et technocratique, l’approche néglige les finalités éducatives essentielles : l’esprit critique, la réflexion et l’argumentation.
Tribune. On le sait, les Grecs de l’Antiquité méprisaient le travail. Dans la Politique, Aristote rêvait que les navettes se tissent d’elles-mêmes et que les plectres jouent de la cithare. Selon lui, «les vrais hommes abandonneraient les tâches viles, si indignes d’eux, pour ne plus se consacrer qu’aux activités de citoyens et à la recherche du savoir». Depuis, la glorification théorique du travail est passée par là, et le désir d’être délivré des peines du labeur s’est transformé en cauchemar : on ne peut rien imaginer de pire qu’une société de travailleurs sans travail, alertait Hannah Arendt dans sa Condition de l’homme moderne (1958).
Toujours est-il que, sourde aux inquiétudes, l’intelligence artificielle (IA) insiste pour réaliser le rêve d’Aristote. Elle ne part plus simplement à l’assaut des corvées ingrates, mais souhaite réaliser les tâches les plus humaines : juger, soigner, tuer, et maintenant enseigner. En effet, les failles de l’école inspirent les entrepreneurs. Ils jurent que l’IA a les moyens de renverser les mécanismes de production de l’échec scolaire. Faut-il les croire ?
Amine Mezzour, Benjamin Abdi et Laurent Jolie sont tous les trois diplômés de l’Ecole polytechnique. Ils font partie de ces jeunes start-uppers qui misent sur l’IA pour pénétrer le marché de l’éducation. Ensemble, ils ont conçu Lalilo, une application web qui intègre l’intelligence artificielle pour permettre l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Laurent Jolie nous explique leur démarche : «On a plein de copains qui bossent à Facebook et qui font des algorithmes pour que la bonne publicité s’affiche au bon moment, c’est dommage de ne pas utiliser les mêmes algorithmes pour s’assurer qu’il n’y ait pas d’élèves qui soient abandonnés par le système.» Et quand on lui demande quel rôle est prévu pour Lalilo, il nous l’assure : «L’idée est vraiment d’être un outil pour l’enseignant, ce serait absurde de penser autre chose.»
Manuel intelligent
Une telle application repose sur ce que les entrepreneurs appellent l’adaptive learning, une méthode éducative qui utilise l’IA pour adapter l’apprentissage aux besoins uniques des apprenants. Cette volonté de correspondre aux capacités de chaque élève existe déjà chez les professeurs, elle est inscrite dans leur référentiel de compétences, et on la connaît sous le terme de «différenciation.» Mais, selon Thierry Karsenti, titulaire de la chaire de recherche sur les technologies en éducation au Canada, l’IA peut vraiment permettre de franchir un palier en termes d’adaptation des contenus d’apprentissage : «L’idée, c’est d’utiliser ce potentiel pour permettre aux élèves de mieux apprécier leur parcours scolaire», nous confie-t-il.
Des maisons d’édition, comme McGraw-Hill aux Etats-Unis, se sont pleinement investies dans ce secteur en proposant des plateformes d’apprentissage intégrant l’IA. L’une d’entre elles se nomme Assessment and Learning in Knowledge Spaces (ALEKS), et nous nous en sommes procuré une version d’essai en mathématiques. Après quelques demandes d’informations, ALEKS évalue nos compétences initiales avec une série de questions. A la suite de quoi le logiciel construit notre «chemin d’apprentissage» individualisé, avec un calendrier précis des cours à suivre, des exercices à faire et des évaluations à passer pour valider chaque compétence.
Cindy Rael, une enseignante de l’Etat du Nouveau-Mexique, a bien voulu répondre à notre annonce sur le forum officiel d’ALEKS. Dans sa classe, elle fait office de professeure itinérante, passant d’un élève à l’autre au gré des demandes. Lorsqu’ALEKS lui envoie une alerte pour l’avertir que plusieurs élèves rencontrent une même difficulté, elle les rassemble et leur apporte de l’aide en petits groupes : «Je ne vois pas ALEKS comme un substitut du professeur, mais plutôt comme un manuel intelligent qui permet à chacun de tourner les pages à son rythme», nous répond-elle quand on lui demande si elle n’a pas l’impression de trop confier son rôle à la plateforme de McGraw-Hill.
Le géant américain n’est pas la seule entreprise à investir l’IA dans l’éducation. Du côté de Londres, le groupe éditorial Pearson a doublé ses investissements dans ce domaine, et après avoir amassé des tonnes de données provenant d’outils numériques déjà commercialisés, comme MyLab, l’entreprise travaille actuellement sur un logiciel capable de corriger les copies de mathématiques des étudiants en leur offrant des informations détaillées sur les erreurs commises. Milena Marinova, la directrice de l’IA chez Pearson confiait récemment à Forbes que ses équipes élaboraient aussi un tuteur virtuel auquel les étudiants pourront avoir accès par abonnement. Son utopie est troublante : «Dans un monde idéal, chaque élève aurait le philosophe Aristote comme tuteur individuel, et chaque enseignant saurait tout ce qu’il y a à savoir sur chaque sujet», dit-elle.
Dans la Convivialité (1973), le penseur Ivan Illich expliquait que l’homme avait besoin d’un outil avec lequel travailler, non d’un outillage qui travaille à sa place. Les faiseurs d’IA ont beau nous rassurer sur ce point, le degré d’individualisation des apprentissages visé par leur technologie nous mène à penser qu’il y a bel et bien une redéfinition du rôle de l’enseignant qui se profile. Et alors que le chercheur Philippe Meirieu définit la différenciation comme «le souci de la personne sans renoncer à celui de la collectivité», des outils comme ALEKS, au nom de l’adaptation, renoncent allègrement à toute démarche collective, empiètent sur le rôle de l’enseignant et l’obligent à redéfinir son action. Reste à savoir si les résultats méritent un tel sacrifice.
Management libéral
Le marché de l’IA dans le secteur de l’éducation devrait atteindre une valeur marchande approximative de 2 milliards de dollars d’ici à 2023, soit une croissance de 38 % selon le Market Research Future. Pourtant, alors que les investissements continuent d’abonder, les études qui rendent compte de l’efficacité des outils déjà commercialisés ne se bousculent pas. L’année dernière, des chercheurs ont bien montré que sur un test de mathématiques, les étudiants préparés avec ALEKS obtenaient de meilleurs résultats que les autres, mais cette simple étude ne peut suffire à confirmer l’efficacité des outils intégrant l’IA. Quand bien même la plateforme de McGraw-Hill serait performante pour faire acquérir des automatismes aux utilisateurs, tout laisse penser qu’elle en oublie le sens profond des apprentissages pour aboutir à une approche technocratique des compétences, proche du behaviorisme ou du management libéral, et éloignée des finalités éducatives des mathématiques : l’esprit critique, la réflexion et l’argumentation.
C’est ce que craint Philippe Watrelot, professeur de sciences économiques et formateur. Il nous raconte que, lors du World Innovation Summit for Education (WISE), le jeu de mots d’un intervenant, Graham Brown-Martin, l’a interpellé : «Il disait que le numérique donnait l’impression du "taylored"[sur mesure, ndlr] alors qu’en fait il conduisait au "taylorised" c’est-à-dire à la taylorisation, avec des procédures identifiées pour répondre à des cas répertoriés.» Cet adaptive learning, aux allures si avant-gardistes, ne serait donc qu’un retour aux pédagogies traditionnelles que dénonçait le pédagogue Adolphe Ferrière en 1921 à travers sa fameuse épigramme : «L’enfant aime bouger : on l’obligea à se tenir immobile. Il aime manier les objets : on le mit en contact avec les idées. Il aime se servir de ses mains : on ne mit en jeu que son cerveau. Il aime parler : on le contraignit au silence. Il voudrait raisonner : on le fit mémoriser.»
Utilisation des données
«Que l’enseignant ne soit pas le seul apporteur de savoirs ou même de méthodes ne me choque pas», nous dit Philippe Watrelot. En effet, l’apprentissage autonome ou entre pairs est au cœur des pédagogies centrées sur l’esprit critique, comme celle de Freinet. Mais de la même manière que la méthode Taylor, au début du XXe siècle, a permis de déposséder de leur expertise les ouvriers pour les conduire à un travail prescrit par des ingénieurs, il craint que ces outils n’aboutissent à la même confiscation de l’expertise des enseignants, qui seraient réduits à appliquer des procédures définies en dehors de leur compétence.
Ces inquiétudes semblent légitimes quand on s’intéresse aux projets d’apprentissage développés par l’association Agir pour l’école (APE). Au-delà du rendement de ces procédés, il y a d’autres questions liées à l’utilisation des données recueillies sur lesquelles il faut se pencher. Dans le New York Times, le journaliste Joseph B. Treaster explique comment les universités américaines utilisent le big data pour mesurer les chances de réussite des étudiants. Il évoque les dérives d’une telle démarche : la commercialisation des données d’étudiants, ou encore la tentation d’éliminer les élèves à risque pour améliorer le classement d’une école. Or, en traquant tout ce que les élèves lisent, tous les problèmes qu’ils résolvent ou les concepts qu’ils ne maîtrisent pas, des outils comme ALEKS pourraient rendre l’analyse prédictive bien plus performante, en établissant un profil psychométrique précis sur chaque élève.
La «main affectueuse»
De telles données peuvent contribuer à améliorer l’outil ou à aider les professeurs, et les chercheurs à savoir ce qui fonctionne le mieux, mais à l’heure où s’ouvre la sélection dans les universités, est-il absurde d’imaginer qu’elles puissent servir de bien moins nobles finalités ? Oui, nous répond Laurent Jolie : «Les data, on peut en faire des choses horribles, mais il y a vraiment moyen d’aider avec ça des gamins qui, sinon, pourraient se retrouver dans dix ans en situation précaire», avance-t-il.
Si l’IA reste à sa place d’outil, tout laisse penser qu’elle peut représenter une aide précieuse à disposition de l’enseignant pour lui permettre de différencier ses cours. Mais à une époque où l’école subit d’importantes coupes budgétaires, rien n’empêche d’envisager qu’une trop grande confiance soit accordée aux logiciels d’adaptive learning, au détriment des enseignants, transformés alors en coachs ou en assistants. Et dans de telles circonstances, qui en souffrirait le plus sinon les plus fragiles, qui roulent à l’empathie et avancent au gré des mains tendues ?
Lorsqu’en 1957 Albert Camus reçoit son prix Nobel de littérature, après sa mère, c’est à son instituteur, M. Germain, qu’il adresse ses premières pensées. Il honore la «main affectueuse» qu’il a tendue à l’enfant pauvre qu’il était et loue «le cœur généreux» qu’il a mis dans son travail. Cette main, capable d’arracher l’enfant d’analphabètes au déterminisme social qui le menace, ce cœur, que la chercheuse Françoise Lorcerie appelle «l’amour comme compétence sociale appliquée à l’enseignement scolaire», c’est le savoir-faire qu’ALEKS et ses semblables n’ont pas et n’auront jamais. C’est aussi le talent que, peut-être, on ne reconnaît plus au professeur.
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