Dans une tribune au « Monde », quatorze chefs de service hospitalier réclament un grand plan en faveur des urgences, qui sont en permanence saturées.
Tribune. Les récents drames survenus dans des services d’urgence sont un malheur pour les patients et leurs familles. Pour nous aussi, chefs de service d’urgences, et nos équipes, dont la raison d’être est de soigner et de sauver, ils sont chaque fois des tragédies. Or, de tels accidents peuvent maintenant se répéter partout et à tout moment, car le gouffre se creuse entre les besoins et nos moyens.
Auparavant, l’encombrement des services d’urgences (SU) n’était évoqué qu’au moment de la grippe ou de la canicule. Désormais, nos services sont saturés en permanence. Or, cette saturation n’a pas qu’un effet sur le confort ou le délai d’attente : elle augmente considérablement le risque d’erreurs médicales et use les équipes. Quand un seul médecin doit prendre en charge simultanément dix malades, le risque d’accident devient immense. Nous travaillons désormais en permanence sur le fil. Aucune autre spécialité médicale ne connaît une telle exposition au risque.
Comment en est-on arrivé là ? A l’origine, les urgences avaient été créées pour soigner les blessés de la route. Aujourd’hui, on les utilise pour compenser les insuffisances du système de soins. Elles sont les seuls lieux ouverts en permanence quand les autres acteurs sont absents ou défaillants.
Le nombre de visites a doublé en vingt ans
Une des clés du problème est que beaucoup de patients vont aux urgences par défaut : quand ils n’ont pas de médecin traitant ou en son absence, quand le médecin de ville ne sait plus faire les sutures, ou quand il faut un rendez-vous rapide avec un ensemble de spécialistes introuvables en ville. Quand un généraliste veut hospitaliser un patient, plutôt que l’adresser directement dans un service hospitalier qui ne répond pas, il l’envoie aux urgences. Quand une personne âgée ne peut plus rester à son domicile, on l’envoie aux urgences. Quand elle ne peut se déplacer chez son médecin qui ne fait plus de visite à domicile, on l’envoie aux urgences. Quand des familles sont sans abri, elles viennent aux urgences. Quand un traitement lourd à domicile se complique, on vient aux urgences. Quand une maison de retraite n’a pas de médecin, elle envoie ses pensionnaires aux urgences. Quand les soins palliatifs ne sont plus possibles chez soi, on vient mourir aux urgences.
Nous ne nous plaignons pas de ces missions : nous avons appris à les assumer. Mais nos services n’ont pas été calibrés pour cela. Et le nombre de visites aux urgences, qui a doublé en vingt ans, va continuer à augmenter car la population grandit et vieillit, tandis que le nombre de médecins baisse.
Là-dessus s’est greffée la mauvaise habitude de juger la performance des services d’urgence sur le seul critère de délai d’attente. Or, tout le monde sait que ces délais sont souvent faux, dépendent de multiples facteurs indépendants des SU et ne reflètent ni la qualité ni la sécurité des soins. Cette tyrannie du délai d’attente nous conduit même à voir en priorité les patients qui devraient dépendre de leur généraliste…
Sécurité des patients
Nous pensons donc que le temps est venu d’un grand plan en faveur des urgences, d’ampleur similaire à celui porté par Xavier Bertrand sous la pression de notre collègue Patrick Pelloux après la canicule de 2003.
La priorité absolue est d’assurer la sécurité des patients. Dans les années 1990, un décret avait sécurisé la pratique de l’anesthésie dans les hôpitaux en imposant des normes de personnel, de locaux et de matériel. Nous demandons un décret similaire sur la sécurité des patients aux urgences. Aucun service ne doit plus fonctionner dans des conditions inacceptables de sécurité, en personnel, locaux ou matériels. Les SU ne respectant pas les normes fixées fermeront.
A l’origine, les urgences ont été créées pour soigner les blessés de la route. Aujourd’hui, on les utilise pour compenser les insuffisances du système de soins
Les SU sont les seuls services de l’hôpital en accès totalement libre. Nous demandons que soit étudiée la possibilité de filtrer l’accès aux urgences. Les patients ne pourraient plus s’y rendre sans avoir appelé une plate-forme téléphonique ou numérique de régulation médicale, issue des actuels SAMU-centres 15. Ces plates-formes guideraient les patients vers les structures adaptées à leur état : un professionnel de ville qui aurait donné ses disponibilités (sur le modèle de Doctolib), une hospitalisation le lendemain, ou un SU, immédiatement ou de façon différée…
« Avant de vous déplacer, appelez ! », doit être le message porté. Evidemment, l’accès direct aux urgences serait toujours possible en cas d’urgence vitale ou pour ceux qui n’ont pas accès au téléphone. Dans les territoires éloignés, les professionnels locaux capables de donner une première réponse (médecins, pharmaciens, infirmiers, kinésithérapeutes…) seront labellisés.
Une unité dédiée aux patients âgés
Les hôpitaux seront tous soumis à l’objectif zéro brancard : aucun patient des urgences ne devra passer la nuit sur un brancard dans un couloir. Les hôpitaux auront l’obligation de s’organiser pour prévoir un nombre suffisant de lits d’hospitalisation pour les patients venant de leur SU. La certification sanctionnera cette obligation de sécurité et de dignité.
S’est greffée la mauvaise habitude de juger la performance des services d’urgences sur le seul critère de délai d’attente.
Les services d’urgences deviendront les lieux d’innovations techniques et réglementaires : exploitation massive du big data pour permettre des consultations plus sûres et personnalisées, rappel téléphonique des patients le lendemain de leur passage au service d’urgences pour s’assurer de leur état, information en temps réel des patients et de leurs familles, outils de prescription les plus modernes, prescriptions infirmières, possibilité de renvoi des patients avec reconvocation sur une plage horaire moins chargée, programmes de détection de la fatigue des soignants…
Pour une même pathologie, une personne âgée nécessite plus d’attention et de temps qu’un jeune. Or, les deux se retrouvent souvent mélangés dans la même file d’attente : tous les SU devront se doter d’une unité dédiée aux patients âgés, avec un personnel spécialisé. De même, 40 % des transferts des maisons de retraite vers les urgences sont inutiles, coûteux et dangereux : ils seront réduits par l’utilisation des outils de télémédecine et de modélisation.
Pas d’excuses pour attendre
Plus aucun malade de cancer ou de démence qui vient mourir à l’hôpital ne devra passer ses dernières heures de vie aux urgences, avec un personnel débordé qu’il ne connaît pas. Une filière dédiée sera organisée dans chaque hôpital afin de leur offrir un accueil paisible et adapté. Là aussi, la certification s’assurera du respect de cette mesure d’humanité élémentaire.
La transparence sera mise au service de la sécurité, avec des indicateurs de qualité scientifiquement fiables. Par exemple, un patient âgé souffrant d’une fracture du col du fémur doit être opéré avant quarante-huit heures. Au-delà, le risque de complications mortelles augmente. Les hôpitaux devront publier leurs délais d’intervention.
La situation aux urgences est très préoccupante. Nous ne jetons la pierre à personne, car la situation actuelle est la conséquence d’une lente dégradation. Mais cette observation ne doit pas être une excuse pour attendre. Nos propositions sont précises : elles visent à sécuriser rapidement un système qui ne tient que grâce à la bonne volonté de ses professionnels. Nous savons aussi que les moyens ne sont pas infinis. C’est pour cela que beaucoup de nos propositions reposent sur la normalisation des moyens et des procédures. Mais ce qui est en jeu désormais, c’est la sécurité des patients.
Les signataires : Marie-Christine Ballester, chef de service des urgences, hôpital Foch, Suresnes ; Sebastien Beaune, chef de service des urgences, hôpital Ambroise-Paré, Boulogne-Billancourt ; Enrique Casalino, chef de service des urgences-SMUR, CHU Bichat, Paris et CHU Beaujon, Clichy ; Arnaud Depil-Duval, chef de service des urgences, CH Eure-Seine, Evreux-Vernon ; Benoît Doumenc, chef de service des urgences, CHU Cochin, Paris ; Luc-Marie Joly, chef de service des urgences, CHU Rouen ; Philippe Juvin, chef de service des urgences, hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP), Paris; Mehdi Khellaf, chef de service des urgences, CHU Henri-Mondor, Créteil ; Catherine Le Gall, chef du service des urgences, centre hospitalier d’Argenteuil ; Eric Roupie, chef de service des urgences-SAMU 14, CHU de Caen ; Jeannot Schmidt, chef de pôle SAMU-SMUR-Urgences CHU Clermont-Ferrand/CH de Riom ; Mathias Wargon, chef de service des urgences-SMUR, CH de Saint-Denis ; Eric Wiel, chef de service des urgences-SAMU du Nord, CHU de Lille ; Caroline Zanker, chef de service des urgences, hôpital franco-britannique de Levallois.
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