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vendredi 1 février 2019

A la rue, «au bout de quelques jours, on se rend compte qu’on est entré dans un système»


Par Charles Delouche — 
«Selon la ­personne au bout du fil, tu peux te retrouver à dormir dans un “cinq-étoiles” ou à la décharge.»
«Selon la ­personne au bout du fil, tu peux te retrouver à dormir dans un “cinq-étoiles” ou à la décharge.» Photo Nolwenn Brod pour Libération


Alors que la Fondation Abbé-Pierre publie son rapport annuel sur le mal-logement, «Libération» a recueilli le témoignage d’un ancien détenu devenu SDF à sa sortie de prison.

Du paradoxe des politiques publiques. L’Etat dépense beaucoup d’argent dans les dispositifs d’hébergement d’urgence des personnes sans domicile fixe et leur réinsertion. Et la puissance publique crée elle-même des sans-abri en ne prévoyant pas de solutions de logement adaptées en faveur des personnes sortant de ses institutions : celles qui quittent la prison, l’hôpital psychiatrique, ou encore celles qui perdent le bénéfice de l’aide sociale à l’enfance une fois majeures. C’est ce paradoxe que pointe la Fondation Abbé-Pierre dans son rapport annuel sur le mal-logement, publié ce vendredi. Elle reproche aux pouvoirs publics de contribuer à la vulnérabilité des personnes fragiles. Libération a rencontré un ex-détenu, qui a connu l’épreuve de la rue à sa sortie de prison.

Assis sur la banquette élimée de la Cantine Fabien, une brasserie située en face du siège du Parti communiste français (Paris Xe), Ahmed (1), 68 ans, déguste un café noisette avec un nuage de lait. A sa gauche, il garde près de lui son attaché-case, bourré de papiers administratifs et médicaux. «L’histoire de sa vie», comme il aime le raconter. L’homme détonne par son franc-parler et sa vivacité d’ancien militant politique. Les années passées derrière les barreaux et dans la rue n’ont pas brisé sa quête de justice sociale. Casquette irlandaise en tweed sur la tête, cet ancien artisan à la fine barbiche précise méticuleusement chaque détail de son parcours. Il évoque notamment ses trois mois en hôpital psychiatrique. «La violence y était encore plus terrible que tout ce que j’ai pu subir après, lors de la case prison. Je me serais cru dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. Sauf qu’à la place de Jack Nicholson, c’était moi.»

Galère

En 2010, il écope de deux ans de prison ferme et trois ans de mise à l’épreuve sous contrôle judiciaire. Il reste évasif sur les motifs de sa condamnation. Il est à Fleury-Mérogis quand son avocat l’informe de sa libération. Peine purgée. Ahmed sort libre sans que le service pénitentiaire d’insertion et de probation (Spip), ait pu anticiper. «Ça a été une sortie sèche, se souvient-il. C’était évident qu’il serait impossible de trouver un logement et de me mettre à l’abri socialement.»
C’est le début d’une galère. Sans domicile ni adresse, il lui est impossible de faire les démarches pour toucher le RSA. Trouver un toit pour dormir devient un «travail à temps plein, une obsession».Des appels sans réponse au 115, le numéro d’urgence des sans-abri, aux visites nocturnes des foyers de la grande ceinture de Paris, Ahmed écume toutes les possibilités pour ne pas passer ses nuits dehors. «Tu entends ce disque du 115 qui tourne sans arrêt et te dit de patienter. Parfois, ça dure des heures. Cette musique te rend fou. Je me souviens être resté longtemps dans le hall de la gare d’Austerlitz, assis sur le sol de la cabine téléphonique. Avec le combiné qui pendait, à attendre qu’un être humain me réponde.» Quand il n’a pas de place et se retrouve à la rue, pour combattre le froid, Ahmed marche toute la nuit ou dort dans les bus qui sillonnent la ville.

«Matricule»

Un soir d’hiver, il obtient deux nuits d’hébergement à l’Association du phare, à Sainte-Geneviève-des-Bois (Essonne). La veille de son départ, la responsable du centre lui annonce finalement qu’il peut rester encore trois jours. «Ça a duré un mois et demi comme ça, à me prévenir au dernier moment. Lorsque je préparais mon baluchon.» Quelques semaines plus tard, on lui propose un abri pour un soir dans un centre d’hébergement dans le XIIIe arrondissement de la capitale. Un endroit«horrible», selon l’ex-détenu, qui prend ses jambes à son cou. Face à «la crasse, aux cafards et à la gale», il préfère encore dormir dehors. «Selon la personne au bout du fil, tu peux te retrouver à dormir dans un "cinq-étoiles" ou à la décharge.»

Une fois à la rue, «au bout de quelques jours, on se rend compte qu’on est entré dans un système. Qu’on ne pourra jamais en sortir». «Le fonctionnement des structures d’accueil n’est pas fait pour que tu redeviennes autonome. Tu es un produit, un matricule. Comme en prison», raconte le retraité.
Grâce à de «belles âmes de l’ombre, comme André ou Françoise, pour ne citer qu’eux», qui lui ont donné un coup de pouce pour l’aider à accéder à un hébergement pérenne, Ahmed est sorti de la rue en 2015. «J’ai enfin pu faire une demande de logement. Cette fois-ci, je sens que c’est en bonne voie.» Ahmed a retrouvé une famille. Elle porte un gilet jauneAvec son appareil photo, il mitraille les manifestations. Cette nouvelle page de son parcours l’a conduit aux Champs-Elysées, à Bourges et à Montreuil, avec la «section gilet jaune» de la Croix-de-Chavaux.
(1) Le prénom a été changé.


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