Hommes ou femmes, ils sont de plus en plus nombreux à mettre fin à leurs jours en France. Même si des structures ont été mises en place pour leur venir en aide, le malaise est profond.
Au lieu-dit Les Brûlés, à quelques kilomètres de Saint-Laurent-de-Chamousset (Rhône), on voyait naguère, au détour de la D81, une « ferme fleurie ». Celle des frères Ferrière. Jean-Marc, l’aîné, dix-huit mois de plus que Christian, disait toujours : « Nous sommes frères uniques. » Une manière d’affirmer leur singularité, l’attachement du tandem, l’affection. « On a travaillé ensemble pendant trente-quatre ans », explique le cadet, le regard noyé.
Aujourd’hui, le visiteur peine à se figurer la « ferme fleurie » dans ces bâtiments à l’abandon, la cour aux herbes folles, la maison où les araignées ont pris leurs aises.
Seule l’étable aux odeurs puissantes, peuplée de quarante-cinq vaches et de veaux aux longs cils, donne une preuve de vie. Le bruit continu de sabots, de paille froissée, de mastication, de meuglements, procure une forme de réconfort. Les bêtes vont bien. C’est un élevage bio, soigné en phytothérapie. « Elles ne prennent pas un antibiotique », annonce Christian. Au-dehors, la vue paisible sur les monts d’Or rappelle qu’ici, on culmine déjà à 650 mètres d’altitude.
Le 2 novembre 2018, lendemain de la Toussaint, Jean-Marc s’est pendu dans une grange de la ferme héritée de leurs parents, où il habitait, à Saint-Romain-de-Popey, une commune de la pointe sud du Beaujolais, distante de 25 km à peine. Ce matin-là, un peu plus tôt, c’est lui qui avait décroché le téléphone, car sa compagne était déjà partie travailler. Il avait répondu à son frère, qui s’étonnait de ne pas le voir arriver aux Brûlés : « Je soigne mes cerisiers. » En cette saison, Christian avait trouvé cela bizarre, mais il n’avait rien dit. Jean-Marc aurait dû prendre sa retraite le 1er janvier, à 65 ans. Les papiers étaient prêts.
Christian Ferrière est arrivé aux Brûlés en 1984. Il crée, quatre ans plus tard, un groupement agricole d’exploitation en commun (GAEC), avec son frère. Puis, en 2004, y accueille un neveu de sa femme. Jean-Marc repart faire du bio (vigne et fruits) sur la ferme familiale de Saint-Romain, tandis que le nouveau venu reçoit des dotations et un prêt d’un montant de 110 000 euros pour sa première installation. Comme il n’a besoin que de 65 000 euros pour entrer dans le GAEC, un banquier local lui propose de placer l’argent restant, ce qui est illégal. Christian ignore tout de cette manœuvre.
« Monde enfermé »
« Le jeune, je l’ai installé dans le coton », dit-il, amer. Il prononce « jeûne », comme en carême. Mais le « jeûne » s’en va brusquement en 2007, précédé par sa petite amie, qui n’a pas supporté la vie à la campagne. « Je ne peux plus vivre ici, je vois des ombres », lance-t-il à Christian. C’est à ce moment-là que le cauchemar a commencé. Contre toute attente, la banque a exigé le remboursement immédiat des emprunts du GAEC (150 000 euros pour une étable) et l’alternative proposée à Christian Ferrière s’est résumée ainsi : « T’as qu’une solution, c’est de vendre tes biens ou de dissoudre ta société. »
Le combat qui s’engage va durer des années. Un procès, des dizaines de procédures. La femme de Christian Ferrière l’a quitté, peu après le départ de son neveu. Les deux frères, à nouveau associés, empruntent de l’argent à la famille. Par deux fois, ils manquent de perdre l’agrément de leur GAEC, délivré par le préfet après avis d’une commission composée de professionnels de l’agriculture. Ils réussissent à faire casser la première décision, prise de façon irrégulière, et à empêcher la seconde avant qu’elle ne soit rendue. « Le monde agricole est enfermé. Il n’y a qu’un système de financement et cela détermine tout », s’indigne Christian.
Malgré les tracas, il faut traire les vaches matin et soir, entretenir les parcelles, se priver de vacances, faire face. Jean-Marc s’inquiétait tant pour Christian qu’il avait même envoyé de l’argent à un psy pour qu’il prenne en charge son cadet. Il répétait à tout le monde : « Il faut sauver mon petit frère. » Mais c’est lui qui est tombé malade, une vraie dépression.
« On a passé un hiver horrible. Début juillet, on l’a emmené aux urgences. A l’hôpital, il a été mis dans un univers carcéral. Il fallait franchir plusieurs portes, on lui enlevait même son cordon téléphonique. » A sa sortie, Jean-Marc Ferrière ne parlait plus beaucoup, lui le titulaire d’une licence de lettres, d’habitude si disert. « J’aurais préféré l’entendre dire que la fin du monde allait arriver que de ne plus l’entendre du tout. Il culpabilisait de vendre la ferme de nos parents, d’avoir emprunté de l’argent à la famille, 135 000 euros, aux oncles, aux tantes. »
Injonctions contradictoires
Ce même mois de juillet, Christian écrit au comité d’action juridique du Rhône, à la mairie, au SAMU social agricole, à la chambre d’agriculture, aux syndicats, pour alerter toutes les institutions sur la situation de son frère et sur ce conflit interminable avec la banque qui a ruiné leur vie. « Aucun ne m’a répondu. Même pas un accusé de réception. La Confédération paysanne nous a aidés, mais c’est trop puissant, en face. »
Dans la petite pièce où sont entassées les centaines de lettres et de documents du dossier, parmi lesquelles les textes de leur comité de soutien, Christian Ferrière se prend la tête entre les mains et murmure, comme si Jean-Marc était auprès de lui : « On est allongés sur le passage piéton et les voitures continuent à rouler, même si on crie notre douleur. »
Lors des trois derniers trimestres de l’année 2018, les psychologues ont reçu en moyenne 380 appels par mois, surtout la nuit, à n’importe quelle heure
Combien sont-ils, ces paysans qui, lassés de « crier leur douleur » ou incapables de l’exprimer, finissent par user du seul moyen qu’il leur reste pour que tout s’arrête ?
Comme ce personnage de Sérotonine, le dernier roman de Michel Houellebecq (Flammarion, 352 p., 22 €), Aymeric d’Harcourt-Olonde, ancien condisciple du narrateur à l’Institut agronomique, qui s’est lancé, seul de sa promotion, dans l’élevage de vaches laitières. « Plus j’essaye de faire les choses correctement, moins j’arrive à m’en sortir », confie l’aristocrate paysan. Peu avant une scène apocalyptique, il se rend « à l’enterrement d’un collègue qui s’est tiré une balle » et l’ami agriculteur, à ses côtés, ajoute : « C’est le troisième depuis le début de l’année. » Dans un brusque accès de sincérité, l’ingénieur agronome, (anti)héros de l’histoire, qui a travaillé pour Monsanto et le ministère de l’agriculture, livre son analyse de la situation au camarade de ses 20 ans : « L’agriculture française, c’est le plus gros plan social à l’heure actuelle, mais c’est un plan social secret, invisible, où les gens disparaissent individuellement, dans leur coin. »Un monde en voie de disparition, comme l’avait prévu Henri Mendras en écrivant La Fin des paysans, en 1967, et pourtant vital, sans cesse soumis à des injonctions contradictoires. Ancestral par son rythme, mais lancé à pleine vitesse dans le capitalisme financier, la tyrannie des cours mondiaux, les investissements démesurés. Sommé de produire toujours plus et toujours plus vite, puis accusé d’empoisonner la population.
La permanence du suicide
Dans un ouvrage collectif publié en 2017 aux presses de Sciences Po, Le Nouveau Capitalisme agricole, trois chercheurs, François Purseigle, Geneviève Nguyen et Pierre Blanc, expliquent comment on est passé « de la ferme à la firme » et tentent de cerner le modèle d’une agriculture postproductiviste.
Un monde bouleversé par des crises sanitaires majeures – vache folle, peste porcine, grippe aviaire, herbicides toxiques… De la vigilance accrue et légitime qui s’en est suivie, les agriculteurs ont surtout retenu un lot de tracasseries administratives supplémentaires et d’incessants contrôles. Ou la concurrence déloyale de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes qu’eux.
La France rurale est une peau de chagrin, dans tous les sens du terme. Un rétrécissement vertigineux et de plus en plus rapide : 2,8 % de la population active en 2016, soit 754 000 personnes, dans un pays de 67 millions d’habitants. « Le monde paysan, il n’existe plus. Et quand on commence à être nostalgique de quelque chose qu’on n’a pas connu… », a dit l’auteur-compositeur Jean-Louis Murat, sur France Inter, le 18 octobre 2018.
Un monde en voie de disparition, comme l’avait prévu Henri Mendras en écrivant La Fin des paysans, en 1967, et pourtant vital, sans cesse soumis à des injonctions contradictoires. Ancestral par son rythme, mais lancé à pleine vitesse dans le capitalisme financier, la tyrannie des cours mondiaux, les investissements démesurés. Sommé de produire toujours plus et toujours plus vite, puis accusé d’empoisonner la population.
La permanence du suicide
Dans un ouvrage collectif publié en 2017 aux presses de Sciences Po, Le Nouveau Capitalisme agricole, trois chercheurs, François Purseigle, Geneviève Nguyen et Pierre Blanc, expliquent comment on est passé « de la ferme à la firme » et tentent de cerner le modèle d’une agriculture postproductiviste.
Un monde bouleversé par des crises sanitaires majeures – vache folle, peste porcine, grippe aviaire, herbicides toxiques… De la vigilance accrue et légitime qui s’en est suivie, les agriculteurs ont surtout retenu un lot de tracasseries administratives supplémentaires et d’incessants contrôles. Ou la concurrence déloyale de pays qui ne sont pas soumis aux mêmes normes qu’eux.
« On est des pollueurs, on nous reproche les vaches qui pètent, le trou dans la couche d’ozone, faut plus manger de viande, faut pas tuer les animaux… Quand les contrôleurs se déplacent c’est minimum 3 000 euros »,égrène Jean-Michel Auneau, un exploitant agricole de la région nantaise, dont le collègue s’est suicidé voilà sept ans et demi. Depuis, pas un jour ne passe sans qu’il ne pense à lui.
Raymond Séné venait du Finistère. Il est arrivé avec ses quotas laitiers à La Petite Sénardière, en 1992, après un divorce difficile. Leur association en GAEC a fonctionné à merveille, jusqu’à ce jour de 2009 où un grand projet de zone industrielle a fait grimper le prix de la terre et rendu les voisins fous. Raymond s’en va, revient, travaille douze heures par jour, s’épuise. La sécheresse de l’année 2011 a-t-elle été le stress de trop ?
Ce tableau général angoissant se greffe sur un corps social historiquement marqué par le suicide. Nicolas Deffontaines, sociologue attaché à l’Institut national de la recherche agronomique (INRA), souligne que, depuis un demi-siècle, en France, les agriculteurs se suicident plus que les autres catégories socioprofessionnelles. « Ils arrivent dans le trio de tête, avec les ouvriers et les employés. C’est un fait social structurel sur le long terme », détaillait-il dans le magazine de la Mutualité sociale agricole (MSA), Le Bimsa, de novembre 2016.
Tensions et contradictions
Cet auteur a fait du suicide des paysans le sujet de sa thèse et a publié dans Etudes rurales (n° 193, janvier 2014, EHESS) un article sur « la souffrance sociale chez les agriculteurs »,mettant en lumière les causes du passage à l’acte.
Là encore, tensions et contradictions s’entremêlent : l’impression de ne plus être indépendant, autonome, alors que la liberté est une valeur cardinale du métier ; l’impossibilité de transmettre une exploitation, alors que des dizaines de générations l’ont fait auparavant ; la sensation d’avoir sans cesse « le nez dans le guidon », de ne rien maîtriser, dans un univers où les règles changent tout le temps. Sans doute faut-il y ajouter une forme de honte ou de rage de ne pouvoir vivre de son labeur quand on travaille d’arrache-pied, plus de dix heures par jour.
Le passage à l’acte reste néanmoins mystérieux et sujet à l’interprétation de ceux qui restent. Il est rare que les suicidés laissent une lettre. L’un des jeunes agriculteurs interrogés par Nicolas Deffontaines raconte le suicide de son grand-père : « C’était au tout début de la retraite. Il faisait des vaches, et puis mon oncle, qui a repris, a dit que les vaches, c’était pas rentable, qu’il fallait faire de la betterave. Mon oncle a bazardé les vaches, il a fait de la betterave à fond. (...) Et alors le grand-père, il s’est pendu. Il a pas supporté de voir les vaches partir. » Dans cet univers plus que partout ailleurs, l’imbrication étroite de la famille et de l’entreprise, des difficultés économiques et des ressorts affectifs, rendent les choses encore plus compliquées.
Comme Jean-Marc Ferrière, le grand-père du récit présentait le profil type d’une personne en danger : un homme – dans ce milieu, ils se suicident plus que les femmes –, parvenu à l’âge de la retraite – une période à risque majeur – et de surcroît un éleveur de bovins – la catégorie la plus touchée par le suicide.
Parmi les moyens d’en finir, la pendaison est aussi le plus employé par les paysans, depuis la nuit des temps… Viennent ensuite l’utilisation des armes à feu, en général le fusil de chasse, puis la noyade, surtout choisie par les femmes. Les moyens létaux utilisés par les agriculteurs ne leur laissent aucune chance. Peu ou pas de cachets avalés pour signifier un appel au secours. Ils ne se ratent pas.
Augmentations conjoncturelles
Quand on mesure le phénomène, les statistiques sont à prendre avec précaution, avertit la docteure Véronique Maeght-Lenormand, pilote du plan national de prévention du suicide à la MSA. « Une chute dans un silo à grain, dans une fosse à lisier, même si la personne est sortie la nuit, c’est sur le lieu de travail, donc c’est un “accident”. »
Un tabou assez fort pèse encore sur ce fléau : on n’en parle pas, on garde le secret. Jusqu’en 2015, précise-t-elle, sur le certificat de décès que devait remplir le médecin, il n’y avait pas de case « suicide ». S’il y a un prêt en cours, les compagnies n’assurent pas les suicidés, observe encore MmeMaeght-Lenormand, « raisons pour lesquelles il y a sans doute une sous-déclaration ».
Santé publique France (SPF, ex-Institut de veille sanitaire, INVS) s’est néanmoins associé à la MSA pour mener des études ponctuelles, reconduites par vagues : 2007-2009, 2010-2011, puis l’évolution entre les deux dates limites. La population prise en compte, celle des chefs d’exploitations agricoles et de leurs conjoints, est exhaustive – soit 481 657 personnes, dont 69 % d’hommes et 31 % de femmes –, d’où l’intérêt de ces études.
En 2008, année de la crise économique mondiale, on a observé un excès de mortalité par suicide de + 28 % chez les agriculteurs, et en 2009, année de la crise du lait, de + 22 %. Le secteur de l’élevage a été le plus touché : le taux de suicide chez les éleveurs de « bovins-viande » a été de + 127 % par rapport à la population nationale du même âge et de + 57 % l’année suivante. En 2010 et 2011, on a dénombré 253 suicides chez les hommes et 43 chez les femmes, soit près de trois décès par semaine. Pour l’ensemble de la période 2007-2011, l’excès de mortalité par suicide est surtout marqué chez les hommes âgés de 45 à 64 ans.
Les statistiques ne peuvent rendre compte d’histoires particulières. Il faut se contenter d’intuitions : le passage à l’acte est-il plus fréquent dans certaines familles ?
Catherine Laillé, 58 ans, pétillante et bienveillante, a parfois les larmes aux yeux en racontant le suicide de sa mère et de sa grand-mère, agricultrices comme elle. Son père et son grand-père étaient fermiers depuis cinq générations pour la même famille d’aristocrates en Loire-Atlantique, non loin de son domicile actuel, Fégréac. « Le comte venait pour percevoir les fermages. Mon père et lui restaient debout face à face, de part et d’autre de la table. C’était très tendu », se rappelle-t-elle. Ce noble, qui possédait quatre fermes en plus d’un château, chassait beaucoup, mais refusait au père de Catherine un seul coup de fusil.
« Ne pas s’apitoyer »
« On avait des trous dans le toit, du ciment par terre, pas de salle de bains, les WC dehors, mais les propriétaires ne nous ont jamais aidés. Mon père faisait tout à ses frais », raconte-t-elle. Sa mère rêvait d’être couturière, d’avoir une maison moderne et confortable. Elle se contentait de coudre les vêtements de ses trois enfants et de travailler à la ferme, trente vaches, 50 hectares, chaque jour de l’année.
Une nuit de 1972, Odette s’est levée sans bruit, a déposé ses chaussons dehors en direction d’un petit étang et s’est noyée sans un message, en chemise de nuit. Elle avait 37 ans. Au matin, c’est sa sœur, appelée en urgence, qui a réveillé les enfants en prétendant que leur mère était malade. Catherine, 11 ans, a crié à sa tante : « Mais non, elle est morte ! » Son frère et elle ont jeté leur bol de chocolat par la fenêtre. « La famille, les voisins, tout le monde est venu aider mon père. Ce sont des choses que l’on ne voit plus », dit-elle.
Six ans plus tôt, alors qu’Odette était enceinte de six mois de son dernier enfant, sa propre mère était descendue sans un mot vers le canal, en contrebas de la ferme, et s’était noyée, à 63 ans, peu après avoir pris sa retraite. « C’était une femme très douce, très gentille, un peu introvertie, alors que Jean-François, le patriarche, avait un fort caractère. Elle a eu neuf enfants et a vécu soumise toute sa vie », estime sa petite-fille. « Je n’ai jamais jugé ma mère, poursuit Catherine Laillé. Elle a été mon ange gardien. On faisait les lits en chantant. Elle aimait les belles choses, les fleurs. Je pense à elle chaque jour. »
Un de ses oncles agriculteurs s’est suicidé par noyade à 67 ans. Sa tante, celle-là même qui était venue à la rescousse, s’est pendue dans son grenier. Six suicides en tout dans cette famille. Dans celle de Raymond Séné, l’ami et collègue de Jean-Michel Auneau, il y en a eu trois : son oncle agriculteur, sa sœur et lui, en 2011.
« Le suicide, ça ne m’a jamais effleurée. J’en ai trop vu, souffle Catherine Laillé. Il faut pleurer, c’est nécessaire, mais pas s’apitoyer. » Cette belle femme s’est lancée à corps perdu dans le travail : l’élevage de porcs avec son mari – 110 truies Label rouge, 180 hectares de céréales pour les nourrir – et un engagement syndical très prenant à la Coordination rurale, qui la mène à Paris ou à Bruxelles. Quand la dernière de ses trois filles a été en âge d’aller à l’école, elle a suivi une formation de 200 heures à la chambre d’agriculture, a étudié le droit des femmes, les institutions européennes, est devenue chef d’exploitation : « Je suis fière, c’est un statut, ça veut dire des points de retraite en plus et un pouvoir de décision. » Son mari passe en coup de vent et l’embrasse.
« On continuera à avoir des suicides. Parce que l’on s’attaque aux effets, pas aux causes », déplore cette agricultrice, optimiste pour sa profession malgré tout. Plutôt que de considérer les 2,8 % de la population active, elle préfère souligner que sept emplois sont induits par un seul agriculteur et que cela représente 18 % de l’activité économique du pays. « Une nouvelle génération va revenir au lien avec la nature et avec le consommateur, assure-t-elle. Les agricultrices vont changer la face des choses. Je les vois, elles choisissent le métier. »
Cellule d’écoute
En attendant ces jours meilleurs, elle a accompagné Patrick Maurin dans l’une des étapes de sa première « marche citoyenne », à l’automne 2018, destinée à interpeller l’opinion et les pouvoirs publics sur le suicide des agriculteurs. Cet élu de Marmande (Lot-et-Garonne), originaire de Gontaud-de-Nogaret, a parcouru 520 km à pied entre son village et Sainte-Anne-d’Auray, dans le Morbihan, suivi par des centaines de paysans. Son meilleur ami, Christian Bouchet, un agriculteur de 58 ans, s’est suicidé en 2008. Depuis, neuf autres se sont donné la mort dans leur village de 1 500 habitants. Patrick Maurin n’a de cesse de lutter contre la loi du silence et la désespérance des campagnes.
« Tout ce qu’on achète, c’est cher. Le fuel, les aliments, les semences, tout flambe. Sauf ce qu’on vend. On ne fait que subir »Laurence Crépin, agricultrice à Saint-Malon-sur-Mel (Ille-et-Vilaine)
Il ne s’est surtout pas découragé devant l’inquiétude manifestée par un syndicaliste : « Vous n’allez quand même pas nous mettre le bourdon dans les campagnes ? » Il y est déjà, le bourdon, c’est bien le problème. Patrick Maurin repartira à pied, le 10 février, depuis la mairie du Touquet (Pas-de-Calais), la station balnéaire où se trouve la villa des Macron, un périple en quatorze étapes qui le mènera à Paris, le 23 février, pour l’ouverture du Salon de l’agriculture – sans oublier une halte, le même jour, devant le Sénat. Il espère bien remettre au président de la République son plaidoyer.
Des progrès ont tout de même été accomplis pour aider les paysans en détresse. Agri-écoute, le dispositif mis en place par la MSA, a été renforcé et professionnalisé en mars 2018 : une entreprise spécialisée, Psya, a remplacé les bénévoles et fourni une cellule d’écoute de vingt psychologues professionnels, disponibles 24 heures sur 24, sept jours sur sept. Un réseau de 950 libéraux sur l’ensemble du territoire peut prendre le relais lorsque les entretiens téléphoniques, quatre en principe, ne suffisent pas à remettre la personne en souffrance psychologique dans une autre dynamique.
Lors des trois derniers trimestres de l’année 2018, les psychologues ont reçu en moyenne 380 appels par mois, surtout la nuit, à n’importe quelle heure. Au bout du fil, en majorité des hommes, qui laissent entendre de grandes difficultés à parler d’eux-mêmes, voire de la peur. Ils évoquent en premier lieu des problèmes personnels : difficultés sentimentales, solitude, charge mentale face à la maladie d’un proche, puis leurs problèmes financiers ou la lourdeur de leur tâche. Sur les 4 723 appels reçus pendant cette période, trois ont nécessité le recours aux urgences.
Reprendre confiance
Arnaud Crépin, 43 ans, a longtemps tourné et retourné le téléphone dans sa poche avant d’appeler Agri-écoute. « J’avais enregistré le numéro, en me disant qu’il pouvait servir un jour. C’est dur d’appeler. C’est être confronté à son échec, cela veut dire qu’on le formalise. » Sa femme, Laurence, 40 ans, assise à la table familiale dans cette belle ferme de Saint-Malon-sur-Mel (Ille-et-Vilaine), à 45 km à l’ouest de Rennes, l’écoute attentivement. Ces deux quadragénaires, parents de trois adolescents, ont frôlé le pire, tout un hiver sous antidépresseurs et anxiolytiques.
« Tout ce qu’on achète, c’est cher : 4 000 à 5 000 litres de fuel en trois semaines, les aliments, les semences, tout flambe. Sauf ce qu’on vend. On ne fait que subir », résume Laurence. Sa mère lui a donné sa carte bancaire pour remplir le réfrigérateur, puis un cancer l’a emportée en trois mois. Le couple s’appuie aussi sur une bénévole de Solidarité-Paysans, Martine Robert, 67 ans, une agricultrice à la retraite qui les guide dans leurs démarches.
Ils ont suivi une formation de la MSA « L’Avenir en soi », où « une fois passé l’impression d’être aux Alcooliques anonymes », ils ont repris confiance en eux. Et décidé de tout arrêter. « Mi-février, la salle de traite aura valsé », prévient Laurence, qui avait mal au ventre jusqu’au vertige en y entrant chaque jour.
Quand ils étaient allés à la chambre d’agriculture pour un audit économique, ils avaient été trahis. Dès le lendemain, les fournisseurs avaient défilé un par un pour se faire régler. Puis ils avaient reçu la facture pour cette consultation : 372 euros. Celle-là, ils ne la paieront pas.
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