Avec la baisse des températures, le numéro d’urgence sociale fait face à des centaines d’appels. Sans pouvoir répondre à la majorité des demandes.
« Allô, ici le 115, bonjour madame ! » A l’instant où Rodolphe s’empare du téléphone, le temps d’attente indique 57 minutes. Un délai habituel pour les 399 appels décrochés, ce mercredi 24 janvier, par les opérateurs du numéro d’urgence sociale en Seine-Saint-Denis. Au bout du fil, Karima (tous les noms et prénoms ont été modifiés) raconte son histoire : enceinte de six semaines, elle dort avec son mari et son bébé de sept mois dans une gare du département depuis deux jours. C’est la première fois qu’ils appellent le 115 :
« Allô monsieur, je suis dehors avec mon bébé. Il respire mal, il a froid. Je vous en supplie, il faut nous aider.
– On va s’efforcer de vous trouver une solution, Madame.
– S’il vous plaît, c’est très difficile.
– Je sais que c’est difficile, on va chercher un hôtel. Si on ne vous trouve rien, je vous conseille, madame, d’aller aux urgences. Vous avez la possibilité de manger ?
– La vérité, je sais pas, j’ai payé l’hôtel avant-hier, je n’ai plus d’argent. »
Avant de raccrocher, Rodolphe promet à Karima de la tenir au courant. L’appel terminé, il jette un coup d’œil au tableau qui liste les places disponibles et commente pour lui-même d’un ton neutre : « Un couple et un enfant, on n’a rien en hébergement. » Il est près de 18 heures, la seule solution est de transmettre une demande à la centrale de réservation hôtelière, qui a très peu de chances d’aboutir. « Je vais demander à ce qu’une maraude passe les voir », conclut Rodolphe. Ce jour-là, le 115 ne pourra trouver aucune solution pour 161 personnes ; parmi elles : six femmes seules et 65 enfants.
« La politique du thermomètre »
Le déclenchement du plan grand froid, décidé par la préfecture d’Ile-de-France entre le 22 et le 28 janvier, a bien permis de débloquer 90 lits temporaires en Seine-Saint-Denis, répartis entre l’ouverture de quatre gymnases et de nouvelles places en hôtel. Mais le nombre de places disponibles est largement insuffisantselon les associations, malgré le renfort habituel de la période d’hiver, qui prévoit cette année 779 lits supplémentaires.
« Officiellement, on est sorti de la politique du thermomètre depuis 2014 pour tenter de trouver des solutions plus pérennes. Mais dans les faits, la mise à disposition des moyens reste conditionnée aux baisses des températures », constate Maxence Delaporte, responsable du service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO), qui chapeaute le 115 dans le département.
Au manque de place s’ajoutent le labyrinthe administratif de l’hébergement d’urgence et la grande diversité des situations auxquelles font face, chaque jour, les « écoutants » du 115. « Si on a treize places dans un gymnase pour des hommes seuls qui ne sont pas demandées, il est parfois impossible de les accorder à des femmes ou à des familles », explique Bénédicte Souben, animatrice du réseau Interlogement 93, qui rassemble 45 associations de lutte contre l’exclusion sociale et la précarité. Installer dans le même lieu des jeunes mères et de grands marginalisés, ne serait-ce que pour quelques jours, peut en effet poser d’importants problèmes de cohabitation.
Rencontre avec les « invisibles »
En fin de journée, un seul téléphone fait retentir sa sonnerie dans l’ambiance studieuse des bureaux du 115 : celui de Sheraz, chargée de la régulation des équipes mobiles d’aide (REMA) entre 17 heures et 1 heure du matin. Armée des signalements de personnes à la rue, elle coordonne le passage des maraudes du Samusocial ou des Restos du cœur dans tout le département. Le numéro des pompiers s’affiche sur son écran. Un particulier veut signaler la présence d’un sans-domicile fixe dans sa rue :
« Un monsieur est arrivé, hier, et comme il fait très froid, j’ai préféré appeler…
– Vous avez bien fait. Est-ce que vous pouvez lui demander comment il s’appelle ?
– Il me dit qu’il est M. Matara.
– Ah ! Mais on le connaît très bien, M. Matara ! Passez-le moi, on va discuter. »
A la rue depuis plus d’un an, l’homme ne veut pas dormir avec d’autres personnes. Sheraz note son emplacement pour le passage d’une maraude, et lui recommande d’appeler le 115 dès le lendemain matin. « En période de grand froid, il y a un pic de signalements. C’est aussi le moment où on voit les “invisibles”, ceux qui ne sont jamais en contact avec personne pendant l’été », remarque-t-elle. Elle décide alors de rappeler Karima, trois heures après sa première discussion avec Rodolphe.
« Bonsoir madame, c’est le 115 de nouveau, je dois vous dire qu’on a fait des recherches et qu’il n’y a pas de place en hébergement pour ce soir.
– Comment je vais faire, madame ? Mon bébé a froid, je n’ai même pas de lait, je vous en supplie, on a besoin d’un endroit où dormir.
– Est-ce que vous voulez que je demande à une association de venir vous voir, pour une aide alimentaire ? Vous pourrez lui poser toutes vos questions, votre mari aussi.
– D’accord… Il faut qu’on aille où ?
– Ne bougez pas, je leur donne votre numéro et ils passeront vous voir dans la soirée. »
Une équipe du SAMU est prévenue. Elle ira dans la nuit à la rencontre de Karima et de sa famille pour leur donner un plat chaud et répondre à leurs questions. « Dans tous les cas, ils devront de nouveau appeler le 115 dès demain » pour espérer un hébergement, répète Sheraz.
Lire : Une nuit avec le SAMU social
Dans un bureau à part, Kadi, coordinatrice de la plate-forme d’appels, s’apprête à envoyer un SMS aux personnes pour lesquelles aucune place n’a été trouvée. « On sait très bien que des familles s’effondrent en pleurs en recevant ce message », souffle-t-elle, en buvant un verre d’eau avant cette étape « difficile » de sa journée. Il est 22 heures, le message est prêt, son envoi est confirmé : « Bonsoir, 115-93 : un hébergement n’a pas pu être trouvé pour ce soir. Merci de nous rappeler demain si nécessaire. »
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