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dimanche 28 janvier 2018

Michel Foucault, en 1980 : « L’esprit est une substance réactive »

Dans un entretien donné au « Monde » il y a vingt-huit ans, le philosophe expliquait que le « désir de savoir » croît « à mesure qu’on veut bourrer les crânes ». Nous en republions ici un extrait.

LE MONDE  | Propos recueillis par 


Le philosophe Michel Foucault, hilare, face à l’écrivain Claude Mauriac. A droite, Jean-Paul Sartre.
Le philosophe Michel Foucault, hilare, face à l’écrivain Claude Mauriac. A droite, Jean-Paul Sartre. AFP PHOTO


En janvier 1980, l’auteur de Surveiller et punir. Naissance de la prison (Gallimard, 1975) accorde un entretien à Christian Delacampagne, à condition qu’il soit publié sans nom d’auteur. L’interview paraîtra ainsi le 6 avril 1980 dans Le Monde sous le titre « Le philosophe masqué » ; le secret de Michel Foucault sera longtemps conservé. Nous en republions un extrait parce qu’il reflète assez bien l’esprit de curiosité qui anime toujours un public avide de savoir et passionné par la vie des idées.

Permettez-moi de vous demander d’abord pourquoi vous avez choisi l’anonymat ?

(…) Par nostalgie du temps où, étant tout à fait inconnu, ce que je disais avait quelques chances d’être entendu. Avec le lecteur éventuel, la surface de contact était sans rides. Les effets du livre rejaillissaient en des lieux imprévus et dessinaient des formes auxquelles je n’avais pas pensé. Le nom est une facilité. Je proposerai un jeu : celui de l’« année sans nom ». Pendant un an, on éditerait des livres sans nom d’auteur. Les critiques devraient se débrouiller avec une production entièrement anonyme. Mais, j’y songe, peut-être n’auraient-ils rien à dire : tous les auteurs attendraient l’année suivante pour publier leurs livres…

« On ne me fera jamais croire qu’un livre est mauvais parce qu’on a vu son auteur à la télévision. Mais jamais non plus qu’il est bon pour cette seule raison »








Pensez-vous que les intellectuels, aujourd’hui, parlent trop ? Qu’ils nous encombrent de leurs discours à tout propos et plus souvent hors de propos ?

Le mot d’intellectuel me paraît étrange. D’intellectuels, je n’en ai jamais rencontré. J’ai rencontré des gens qui écrivent des romans, et d’autres qui soignent des malades. Des gens qui font des études économiques et d’autres qui composent de la musique électronique. J’ai rencontré des gens qui enseignent, des gens qui peignent et des gens dont je n’ai pas bien compris s’ils faisaient quoi que ce soit. Mais d’intellectuels, jamais.

En revanche, j’ai rencontré beaucoup de gens qui parlent de l’intellectuel. Et, à force de les écouter, je me suis fait une idée de ce que pouvait être cet animal. Ce n’est pas difficile, c’est celui qui est coupable. Coupable d’un peu tout : de parler, de se taire, de ne rien faire, de se mêler de tout… Bref, l’intellectuel, c’est la matière première à verdict, à sentence, à condamnation, à exclusion. (…)

Alors, qu’est-ce qui vous a conduit à vous retrancher derrière l’anonymat ? Un certain usage publicitaire que des philosophes, aujourd’hui, font ou laissent faire de leur nom ?

Cela ne me choque pas du tout. J’ai vu dans les couloirs de mon lycée des grands hommes en plâtre. Et maintenant je vois au bas de la première page des journaux la photographie du penseur. Je ne sais si l’esthétique s’est améliorée. La rationalité économique, elle, sûrement…

Au fond me touche beaucoup une lettre que Kant avait écrite quand il était déjà fort vieux : il se dépêchait, raconte-t-il, contre l’âge et la vue qui baisse, et les idées qui se brouillent, de terminer l’un de ses livres pour la foire de Leipzig. Je raconte ça pour montrer que ça n’a aucune importance. Publicité ou pas, foire ou pas, le livre est autre chose. On ne me fera jamais croire qu’un livre est mauvais parce qu’on a vu son auteur à la télévision. Mais jamais non plus qu’il est bon pour cette seule raison.

« Il y a une abondance de choses à savoir : essentielles ou terribles, ou merveilleuses, ou drôles, ou minuscules et capitales à la fois »







Si j’ai choisi l’anonymat, ce n’est donc pas pour critiquer tel ou tel, ce que je ne fais jamais. C’est une manière de m’adresser plus directement à l’éventuel lecteur, le seul personnage ici qui m’intéresse : « Puisque tu ne sais pas qui je suis, tu n’auras pas la tentation de chercher les raisons pour lesquelles je dis ce que tu lis ; laisse-toi aller à te dire tout simplement : c’est vrai, c’est faux. Ça me plaît, ça ne me plaît pas. Un point, c’est tout. » (…)

Ne croyez-vous pas, pourtant, que notre époque manque réellement d’esprits qui soient à la mesure de ses problèmes, et de grands écrivains ?

Non, je ne crois pas à la ritournelle de la décadence, de l’absence d’écrivains, de la stérilité de la pensée, de l’horizon bouché et morne. Je crois au contraire qu’il y a pléthore. Et que nous ne souffrons pas du vide, mais du trop peu de moyens pour penser tout ce qui se passe. Alors qu’il y a une abondance de choses à savoir : essentielles ou terribles, ou merveilleuses, ou drôles, ou minuscules et capitales à la fois. Et puis il y a une immense curiosité, un besoin, ou un désir de savoir.

On se plaint toujours que les médias bourrent la tête des gens. Il y a de la misanthropie dans cette idée. Je crois au contraire que les gens réagissent ; plus on veut les convaincre, plus ils s’interrogent. L’esprit n’est pas une cire molle. C’est une substance réactive. Et le désir de savoir plus, et mieux, et autre chose, croît à mesure qu’on veut bourrer les crânes.

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