Image d'un cerveau réalisée à partir d'un système d'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle. Photo Reuters
A la veille du premier colloque du Conseil scientifique de l’éducation nationale, le neuroscientifique Thomas Andrillon et le philosophe Jérôme Sackur rappellent que les sciences cognitives, souvent présentées comme révolutionnaires, ont une longue histoire derrière elles.
Les sciences cognitives semblent aujourd’hui triomphantes. La nomination du Conseil scientifique de l’Education nationale, présidé par le cognitiviste Stanislas Dehaene apparaît comme une nouvelle démonstration de leur omniprésence. Mais à mesure qu’elles s’étendent, elles inquiètent. Le syndicat SNUIPP, appuyé par une cinquantaine de personnalités, appelle le gouvernement à une plus grande diversité des approches pour guider les politiques éducatives. Ces craintes sont-elles fondées ? Les sciences cognitives sont-elles porteuses, comme il leur est souvent reproché, d’un réductionnisme annihilant l’individu et son contexte pour le remplacer par des «cerveaux de laboratoire» ?
Malgré ses airs de grande nouveauté, il n’y a pas eu de big bang cognitif. Les sciences cognitives actuelles sont les héritières de longs siècles de réflexion sur le fonctionnement de l’esprit. Elles ne sont ni plus ni moins que la prolongation des sciences psychologiques, enrichies des méthodes et concepts originaux du XXe siècle. Et, s’il fallait identifier un acte fondateur des sciences cognitives, ce serait très certainement leur opposition au comportementalisme, qui, quant à lui, revendique la réduction de l’esprit au comportement. En effet, dans la première moitié du XXe siècle, à la grande époque des comportementalistes comme Pavlov, passé à la postérité pour ses travaux sur le conditionnement, l’individu était réduit à une somme de réflexes plus ou moins complexes. Pas de sensations, de souvenirs, ou d’idées pour l’animal mais une mécanique bien huilée allant du stimulus à la réponse.
Comment nier pourtant l’existence des états mentaux ? Une machine qui reproduirait de façon identique nos comportements serait-elle notre égal psychique ? Les sciences cognitives partent du constat qu’une psychologie qui considérerait l’esprit comme une boîte noire serait théoriquement incomplète et fatalement imprécise. Il faut, au contraire, tenter de comprendre les lois qui gouvernent nos représentations mentales et qui font par exemple que nos esprits se ressemblent. Aussi les sciences cognitives vont bien plus loin que leur sens étymologique de sciences de la connaissance. Sauf à prendre connaissance dans son sens le plus large : connaissance du monde, des autres, de soi.
Les sciences cognitives sont tout aussi loin de se limiter aux neurosciences. Les sciences cognitives sont les sciences de l’esprit, le cerveau n’y intervient que parce qu’il est l’organe de la pensée. Commence à poindre d’ailleurs une science cognitive des plantes ou des machines. Bien sûr, il n’est pas question ici de nier l’apport des neurosciences dans la compréhension de l’esprit. Mais il ne faut pas voir dans les sciences cognitives une réduction pure et simple du mental au cérébral.
En ce sens il n’y a pas eu, à proprement parler, de révolution cognitive: le cognitivisme est un retour à l’idée classique, contre le comportementalisme, que la psychologie est bien la science du mental. Ce qui a propulsé le cognitivisme sur le devant de la scène, c’est sa capacité à s’équiper de nouveaux outils théoriques ou expérimentaux, provenant de sciences voisines. Ainsi, dans les années 1990 a-t-on vu une fantastique accélération due à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf). L’IRMf permet d’explorer la mécanique cérébrale associée à nos pensées les plus intimes. Grâce à cet outil, les scientifiques peuvent communiquer avec des patients enfermés dans leur propre corps, recréer les images que vous voyez, les sons que vous entendez.
Depuis une vingtaine d’années, ces progrès énormes ont redessiné les frontières de la science : la biologie s’aventure sur les terres de la psychologie, la neurologie sur celle de la psychiatrie. Les images et cartes cérébrales ont envahi les médias et l’imaginaire collectif, répondant à l’intuition simple qu’à un type de pensée donnée doit correspondre un «lieu» donné, l’activation d’une zone à l’intérieur de nos crânes.
Cette toponymie de l’esprit a pour beaucoup quelque chose de rassurant. On peut pointer du doigt tel comportement et par là, se persuader de le comprendre. D’autres la comparent à une nouvelle phrénologie, cette pseudo science parmi les pseudo sciences qui prétendait inférer les traits de caractère de la forme des crânes comme la fameuse bosse des maths. Les communicants en tout genre ne s’y sont pas trompés, usant des neurosciences comme un argument d’autorité. Mieux encore, l’alliance de la psychologie et de la biologie semble nous offrir la possibilité de modifier, réparer voire améliorer nos esprits. La mémoire, l’attention, le raisonnement, la conscience, ces capacités qui semblaient résister à toute forme de naturalisation paraissent désormais à portée de la technique. L’engouement pour les créations de start-up, la multiplication des méga projets de recherche comme le milliard d’euros alloués par l’Union européenne au Human Brain Project en sont le témoin.
Et pourtant, les sciences cognitives sont encore des sciences jeunes et fragiles. Si les avancées sont gigantesques, les défis le sont tout autant. En 2015, un groupe de scientifiques pointe du doigt le défaut de reproductibilité des sciences cognitives. Or, la tentation est grande de vouloir appliquer rapidement les résultats obtenus en laboratoire, sans les étayer. Imaginons pourtant que les compagnies pharmaceutiques mettent sur le marché la moindre molécule ayant montré des effets anticancéreux sur une douzaine de rats ! Par ailleurs, nombreux sont les défis épistémologiques que rencontrent les neurosciences cognitives. Que nous apprend donc sur la nature de l’esprit humain le fait de savoir que telle région cérébrale est active lorsque l’on ressent de la peur ? Est-ce que la sensation même de peur s’en trouve éclairée ?
Faut-il donc s’inquiéter que les sciences cognitives soient si souvent invoquées comme arbitres des grands débats sociaux, économiques ou politiques ? Aujourd’hui l’éducation, demain la justice ? les politiques publiques ? Que sommes-nous donc en droit d’attendre des sciences cognitives ? Ni plus ni moins que des faits, un éclairage aussi objectif que possible des mécanismes mentaux à l’origine de nos comportements. L’esprit n’est pas seulement le cerveau, mais nos esprits n’existent qu’à travers nos cerveaux. Il serait absurde d’isoler la réflexion citoyenne et politique des découvertes en psychologie et neurosciences cognitives. Mais il serait dangereux de s’y confier sans regard critique. L’exploration de ce continent qu’est l’esprit va très certainement s’accélérer encore dans les années qui viennent. Ce serait une grande perte si cette masse nouvelle de connaissance ne quittait pas le périmètre du laboratoire.
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