Confrontés à des conditions de travail éprouvantes, les salariés des Ehpad sont appelés à une grève nationale inédite, mardi.
Les chambres étaient neuves, les murs peints de couleurs vives. On avait mis des tablettes numériques et même un aquarium dans le « lieu de vie » de cette maison de retraite de Provence-Alpes-Côte d’Azur. Stéphanie Crouzet, aide-soignante de 40 ans, espérait avoir trouvé enfin « un lieu où on me laisserait le temps de faire convenablement mon travail ». Un mois plus tard, les poissons étaient morts. On les avait laissés au fond du bocal, faute d’entretien. Un soir, au moment du coucher, une résidente avait confié avoir vécu « un grand luxe, parce qu’elle avait eu le droit à une douche ». C’était sa sixième en six mois.
« L’ascenseur parlait plus souvent aux résidents que le personnel de soin », résume l’aide-soignante, qui a préféré arrêter les remplacements dans cet établissement privé, où la chambre coûte au moins 3 000 euros par mois à un résident. Une situation extrême, de l’aveu de Stéphanie Crouzet, mais qui reflète le malaise grandissant du personnel soignant des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad).
Aides-soignants, infirmiers, cadres de santé : ils sont nombreux à déplorer la dégradation de leurs conditions de travail en maison de retraite, dans le privé comme dans le public. A partager ce sentiment que « tout est fait pour inciter à la maltraitance », constate Stéphanie Crouzet, du haut de ses onze ans d’expérience.
Un « pansement pour une jambe de bois »
Mardi 30 janvier, tous sont appelés à une grève nationale intersyndicale inédite pour dénoncer « l’insuffisance des effectifs et des moyens », dans ce secteur où les taux d’accidents du travail et d’absentéisme sont trois fois supérieurs à la moyenne. Un appel à la mobilisation maintenu malgré l’annonce par la ministre de la santé, Agnès Buzyn, du déblocage de 50 millions d’euros, en plus des 100 millions d’euros déjà accordés fin décembre 2017. Un « pansement pour une jambe de bois », selon les syndicats.
Dans un appel à témoignages publié sur LeMonde.fr, nombre d’entre eux, particulièrement éreintés et en colère, nous ont fait remonter leurs conditions de travail, comme ils le font depuis plusieurs semaines sur les réseaux sociaux sous le hashtag #BalanceTonEhpad. Certains ont préféré l’anonymat, d’autres ont choisi de publier leur nom, pour ne plus cacher leur malaise.
Toilette « TMC », pour « tête, mains, cul »
Car travailler dans un Ehpad, c’est pratiquer une gymnastique comptable de tous les instants. Jessica Colson, 34 ans, a fait et refait ses calculs. Soixante-trois résidents dans son établissement privé de Moselle. Quatre aides-soignantes le matin, deux l’après-midi. Ce qui laisse quatre minutes par patient pour lever, faire sa toilette matinale, changer et habiller ; trois minutes et vingt secondes pour déshabiller, changer, soigner, et coucher.
Pour tenir le rythme, « on expédie en priant pour qu’il y ait le moins d’imprévus, de demandes des patients qu’on devra faire semblant de ne pas entendre », dit Olga C., 36 ans, qui travaille dans un établissement en Bretagne. Pour la toilette, c’est la « méthode TMC », pour « tête, mains, cul ». Une situation qui ne fait qu’empirer avec le départ de deux de ses collègues, embauchées en contrats aidés. Depuis, Olga C. dit attendre le jour où « on mettra tous les résidents sous la même douche avec un jet pour aller plus vite ».
Sans cesse, on tire, on saisit sans précautions, parce qu’on n’a pas le temps. Les bleus apparaissent parfois sur les bras de ces résidents à la peau qui marque si facilement. « On dit qu’ils sont tombés », raconte Olga C.
« QUINZE PERSONNES À FAIRE MANGER EN UNE HEURE, ÇA FAIT QUATRE MINUTES PAR TÊTE »
A table, le rythme n’est pas moins intense. Justine L., 29 ans, dont dix ans comme aide-soignante, raconte ces repas avec « quinze personnes à faire manger en une heure – ça fait quatre minutes par tête ». Alors parfois, certaines abdiquent. C’est une assiette où l’entrée, le plat chaud et le fromage sont mélangés pour réduire la durée des repas. Une « bouillie qu’on ne servirait pas à un chien », regrette Justine L., qui désespère de « voir certains résidents se laisser mourir de faim ». « A un moment, la société s’est dit : “Ce n’est plus l’humain qui est important” », analyse l’aide-soignante, dont la mère faisait le même métier, « mais pas dans les mêmes conditions ».
Les traitements médicaux n’échappent pas à cette course effrénée. « Je bâcle et agis comme un robot », raconte Mathilde Basset, infirmière de 25 ans, seule en poste pour 99 résidents répartis sur les trois étages de son Ehpad de l’Ardèche, sis au sein même de l’hôpital. « Je ne souhaite à personne d’être brusqué comme on brusque les résidents », dit celle qui a préféré quitter fin 2017 cette « usine d’abattage qui broie l’humanité des vies qu’elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche », comme elle l’a expliqué dans un post Facebook partagé plus de 20 000 fois.
Bien sûr, la situation n’est pas aussi dégradée dans tous les Ehpad de France. Nombre de soignants rappellent combien « les choix de la direction peuvent limiter la casse » ou que « des manageurs parviennent à rendre l’environnement de travail respirable ». Tous pourtant déplorent un rythme de travail devenu infernal au fil des ans, à mesure que les résidents entrent avec des handicaps ou des troubles cognitifs de plus en plus lourds.
« Le fric, c’était la seule logique »
Car la pression n’est pas seulement sur les cadences. Chaque dépense est scrutée. Pascal N. a travaillé pendant trois ans comme cadre de santé dans un établissement public du Vaucluse. « Il fallait toujours faire avec, ou plutôt sans », résume-t-il. Economies sur les pansements, sur les séances de kiné, les activités.
« QU’ILS FASSENT DANS LEUR COUCHE, ON VIENDRA LES CHANGER »
Dans certains établissements, une règle tacite est imposée : trois « protections » par jour par résident, pas plus – souvent, les stocks sont mis sous clé. Les culottes que les résidents peuvent baisser eux-mêmes sont dix centimes plus chères ? « Qu’ils fassent dans leur couche, on viendra les changer », donne-t-on pour consigne à Pascal N. Tant pis si cela les rend incontinents, et plus dépendants encore d’une équipe soignante en sous-effectif chronique. « Le fric, c’était la seule logique », dit celui qui est reparti travailler en psychiatrie, « où il n’y a pas de pression de rendement ».
Quelle place dans ce contre-la-montre quotidien pour les discussions, les suivis personnalisés ? Stéphanie Crouzet continue de se battre pour grapiller ces instants. Comme avec cette résidente atteinte de Parkinson qu’elle a tenté de faire marcher quelques minutes chaque jour. Jusqu’à ce que sa direction lui rétorque que « cette dame est entrée sous conditions que son état ne s’améliore pas ». « Il ne fallait pas qu’elle repose le pied par terre », raconte l’aide-soignante. Sa collègue, elle, reçoit pour consigne d’arrêter de sourire : « Vous respirez le bonheur, ça vous rend pas crédible auprès des résidents. »
« C’est à celle qui s’en fout le plus, et quand on s’en fout pas, on devient fou », résume Mélanie L., aide-soignante dans le Nord de la France. Elle s’attriste de voir des personnels arrivés là seulement parce que ça embauchait, sans « vocation ni envie de prendre soin ». Les difficultés de recrutement sont immenses pour les directions : même les écoles d’aide-soignants ne font plus le plein.
« Faire son travail sans avoir honte »
A l’inverse, Mélanie L. dit avoir toujours eu « le goût des vieux ». De leurs cheveux fins et de leurs rides qui font « comme des cartes d’un pays étranger ». Toucher leur peau, la laver, en prendre soin, « c’est un peu comme si je partais en voyage », dit-elle souvent à ses proches.
Depuis deux mois pourtant, cette femme de 46 ans, dont vingt-six dans des maisons de retraite, a pris de la distance. « Burn-out », a répondu son médecin, quand elle lui a raconté ses insomnies, ses tendinites à répétition, ses douleurs de dos, sa « boule de nerfs au ventre », ses infections urinaires sans fin. « Le corps qui sort le drapeau blanc », dit-elle pudiquement pour résumer une bataille qui durait pourtant depuis plusieurs années déjà. « Essayer de faire son travail sans avoir honte de ce qu’on fait », résume-t-elle. Avec un accent sec qui fait de la bouillie des voyelles, elle avoue avoir « fait des choses qu’elle a du mal à (se) pardonner ».
Pour Jessica Colson, la « machine à broyer » est en place. L’aide-soignante de Moselle dit avoir « souvent envie de tout lâcher ». Quand elle en parle, elle ne dit plus « si je craque », mais « quand je craquerai ».
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