LE MONDE IDEES |
Par Olivier Postel-Vinay, fondateur du magazine « Books ».
En décembre 2004, quand un tsunami meurtrier a balayé les côtes de l’océan Indien, des milliers de blogs ont tissé un réseau d’entraide planétaire afin de prévenir les familles, de collecter les dons et d’organiser des missions. En janvier 2010, après le séisme qui a ravagé Haïti, un puissant mouvement de soutien s’est levé, ralliant les bonnes volontés. Alarmés du malheur des autres, choqués par les images des tragédies en cours, reliés par le « système nerveux » des médias, selon l’expression de l’essayiste américain Jeremy Rifkin, nous serions entrés comme jamais dans « l’âge de l’empathie ».
Comment expliquer ces élans de sollicitude pour des inconnus ? Dans son célèbre Essai sur le don (1923), l’anthropologue Marcel Mauss voit dans le geste d’offrir un élément fondamental de toutes les sociétés dites primitives. Cadeaux et festins pour l’hôte ou la collectivité scellent les bonnes relations entre les hommes. Mais le don, « apparemment libre et gratuit, est cependant contraint et intéressé », écrit-il : un retour en est attendu. Il s’agit en réalité d’une forme d’échange, sans rapport évident avec les formes de générosité spontanée auxquelles nous assistons aujourd’hui. L’homme aurait-il changé ? Ou bien nous payons-nous de mots, faisant de l’altruisme un acte gratuit, alors qu’il n’en est rien ?
Comme le dit l’ancien trader Michael Lewis dans son livre Flash Boys (W. W. Norton & Co, 2014), « les esprits brillants trouvent toujours des moyens de contourner le système à leur avantage ». L’égoïsme fait partie intégrante de notre nature : à l’instar des autres animaux, l’individu humain lutte pour maximiser ses chances de succès. « Le premier principe de l’économie est que chaque agent est mû exclusivement par son propre intérêt », posait, en 1881, le Britannique Francis Edgeworth, l’un des pères fondateurs de la discipline. Homo economicus est un égoïste rationnel. Pourtant, l’idée que l’altruisme, lui aussi, est « inné » s’est répandue au point de devenir une doxa. Comment concilier ces deux points de vue ? Faudrait-il admettre que l’altruisme est un produit socialisé de notre égoïsme foncier ?
L’instinct de la compassion
Ce n’est peut-être pas un hasard si le premier penseur à avoir développé l’idée d’une innéité de l’altruisme est aussi le fondateur de l’économie libérale, l’Ecossais Adam Smith. Contemporain de Rousseau et de Voltaire, l’inventeur de la « main invisible » est aussi l’auteur d’un ouvrage détonant, la Théorie des sentiments moraux (1759). « Ressentir beaucoup pour autrui et peu pour nous-mêmes, restreindre notre égoïsme et laisser libre cours à nos sentiments de bienveillance constitue la perfection de la nature humaine », y écrit-il. Il rectifie la formule chrétienne : « Si aimer notre prochain comme soi-même est la grande loi du christianisme, le grand précepte de la nature est de ne pas nous aimer nous-mêmes plus que notre prochain, ou, ce qui revient au même, plus que notre prochain est capable de nous aimer. »
Il revint à Darwin d’identifier la profondeur de ce paradoxe. Dans La Lignée humaine (1871), il observait que les conduites altruistes ne sont pas réservées aux proches parents : « Maint homme civilisé, qui n’a jamais auparavant risqué sa vie pour quiconque (…), a surmonté son instinct de préservation et plongé dans un torrent pour sauver un homme en train de se noyer, bien qu’il s’agît d’un étranger. » Il rejoignait sans le savoir le philosophe chinois Mencius, contemporain d’Aristote : « Tout homme sans exception qui voit un enfant tomber dans un puits éprouve aussitôt un vif sentiment de détresse. »
Mais Darwin voyait une continuité avec le monde animal. Il raconte cette histoire : « Voici quelques années un gardien du jardin zoologique m’a montré des blessures profondes et à peine cicatrisées sur sa nuque, qui lui avait été infligées par un babouin furieux alors qu’il était agenouillé sur le sol. » Le gardien avait été sauvé par l’intervention d’un petit singe avec lequel il s’était lié. Bien que lui-même terrifié par le babouin, le petit singe s’était jeté sur lui en criant et en mordant. L’homme qui sauve un étranger en plongeant dans un torrent, écrit Darwin,« est mû par le même instinct » que le petit singe. D’une manière ou d’une autre, conclut le naturaliste, il faut que la sélection naturelle, qui promeut les instincts égoïstes, ait aussi favorisé l’évolution de la compassion. S’il avait vécu, le grand naturaliste aurait été ému par l’histoire de Washoe, cette femelle chimpanzé qui risqua un jour sa vie pour sauver une autre femelle en train de se noyer.
L’idée que l’altruisme n’a pas que des racines culturelles est renforcée par les observations sur les très jeunes enfants. Jusqu’à 14 mois environ, un bébé réagit souvent à la détresse d’autrui, si elle est visible, par des manifestations de détresse. Au-delà de cet âge, il cherche à consoler. Dans une atmosphère sereine, si un stylo tombe d’une table et que vous vous demandez où il a pu rouler, un enfant de 12 mois qui l’a repéré pointe dans sa direction, même s’il n’a aucun lien de parenté avec vous. A partir de 14 mois, il peut interrompre son jeu, le chercher et vous l’apporter, sans qu’on le lui demande et sans récompense à la clé. Les expériences le montrent, le fait de lui proposer une récompense ne renforce pas sa propension à venir en aide – à partir de 20 mois, offrir une récompense aurait même l’effet inverse. Certains de ces comportements s’observent aussi chez les chimpanzés adultes en captivité. Ils vont chercher un objet qu’un humain ne parvient pas à atteindre, enlever la chaîne qui bloque une porte pour laisser passer un congénère non apparenté – avec ou sans récompense. L’observation initiale de Darwin – « La différence entre l’esprit de l’homme et celui des animaux supérieurs, si grande soit-elle, est à coup sûr une différence de degré, non de nature » – est donc aujourd’hui confirmée expérimentalement : des formes d’altruisme individuel existent chez nos proches cousins. Et elles ressemblent à celles décrites chez les très jeunes enfants.
Que penser alors du point de vue d’un Richard Dawkins, dont le célèbre ouvrage Le Gène égoïste (Oxford University Press, 1976) fête ses 40 ans ? Il y a popularisé l’idée que les gènes sont par nature égoïstes, ce qui laisse entendre que les individus doivent l’être aussi. Mais l’un n’implique pas l’autre. Dawkins était d’ailleurs embarrassé par le problème. Il aurait préféré que son éditeur choisisse un autre titre : « Le gène immortel ». Car un gène cherche à se reproduire, et son succès peut lui assurer une durée de vie potentiellement illimitée. En revanche, la sélection naturelle peut conduire la collection de gènes qui forme un organisme à lui imposer une forme d’altruisme, pouvant aller jusqu’au sacrifice de ses facultés de reproduction, voire de sa vie.
« La tyrannie des réplicateurs égoïstes »
Chez certaines espèces de fourmis, seuls quelques mâles et la reine ont ainsi le droit de se reproduire, et des « soldats » sont appelés à se sacrifier pour le bien-être de la collectivité. Le paradoxe s’explique par le fait que ces comportements d’apparence altruiste favorisent en réalité la perpétuation des gènes de la colonie. L’altruisme de la lionne qui risque sa vie pour ses petits relève aussi de cette logique. Ce qui est beaucoup plus compliqué à expliquer, c’est l’altruisme exprimé à l’égard d’individus non apparentés : le petit singe de Darwin, l’enfant de 14 mois – sans parler des pratiques altruistes chez les humains adultes, en lesquelles Adam Smith percevait « un précepte de la nature ».
Notre génome nous porterait donc à l’altruisme… Mais cela ne nous dit rien des gènes impliqués dans cette propension. Spécialiste de l’autisme, qui touche quatre fois plus de garçons que de filles, le psychiatre britannique Simon Baron-Cohen, professeur à l’université de Cambridge, pense tenir une piste : dans The Essential Difference (« La Différence essentielle », Perseus, 2003, non traduit), il suggère qu’il existe une différence de nature entre les cerveaux des deux sexes. Les filles et les femmes sont nettement plus portées à l’empathie, ce qui traduit, selon lui, une différence génétique.
« Donnerais-tu ta vie pour sauver un frère qui se noie ? » Dans les années 1930, le généticien britannique John Haldane aurait répondu par cette boutade : « Non, mais je le ferais pour sauver deux frères ou huit cousins », épinglant ainsi les raisonnements simplistes qui exploitent la génétique pour en déduire un déterminisme des comportements. Près d’un siècle plus tard, les recherches se poursuivent. Afin de mieux comprendre pourquoi, selon la jolie formule de Dawkins, « nous sommes les seuls sur Terre à pouvoir nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes ».
Olivier Postel-Vinay
EN PARTENARIAT AVEC « BOOKS »
Le mensuel Books explore les sujets d’actualité à la lumière des livres qui paraissent dans le monde. A partir d’articles de haut niveau publiés sur des essais, des biographies et des romans, Books construit chaque mois un magazine à part entière : dossier central, grands articles, textes courts à picorer. Cet été, un numéro spécial sur « L’homme et la mer » et un hors-série consacré aux « Racines du mal ». En vente chez les marchands de journaux et en librairie.
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