LE MONDE
Comment comprendre nos mécanismes émotionnels face à la menace terroriste ? Les réponses de Serge Tisseron, psychiatre, psychanalyste et président de l’Institut pour l’Histoire et la mémoire des catastrophes (IHMEC)
Alice : J’ai à peine 24 ans et je n’ai pas été touchée personnellement par les attentats. Pourtant, depuis novembre, je ne vis plus. Je pensais pouvoir faire avec la peur, mais les événements de Bruxelles n’ont fait que la raviver. Le plus dur, c’est de prendre le train. Je craque un jour sur deux, pleure en silence pendant que les gens me dévisagent. J’ai honte parce qu’il ne m’est rien arrivé, donc je n’ai pas le droit de réagir aussi violemment. J’ai l’impression d’être une petite nature. Pensez-vous que quelqu’un dans mon cas peut se sortir de cette terreur dans laquelle elle s’est enfermée toute seule ? Ou devrais-je aller voir un médecin ?
Serge Tisseron : Tout d’abord, sachez qu’il n’y a aucune honte à vivre ce que vous vivez. Manifestement, les images d’attentats que vous avez vues ont résonné en vous plus fortement encore que chez beaucoup d’autres. Peut-être est-ce en relation avec des choses que vous avez vécues vous-même, comme un événement grave d’une autre nature. Mais peut-être avez-vous aussi dans votre entourage proche, des parents, des grands-parents, qui réagissent comme vous à ces événements. Il arrive parfois que nos réactions face à des images d’actualité soient liées à des accidents qui ne nous sont pas survenus à nous-mêmes, mais à des gens de notre famille ; je pense notamment à la guerre d’Algérie, aussi bien sur le territoire algérien que sur le territoire français. N’ayez pas honte de parler de ce que vous vivez à vos proches, ils vous permettront peut-être d’y voir plus clair sur vous-même en vous parlant d’eux.
Shosha : Comment peut-on utiliser la colère face aux événements pour les transformer en action ?
La colère est un puissant moteur d’action, et peut-être même le plus puissant de tous, mais il ne faut pas qu’elle nous cache la complexité des émotions que nous ressentons : on peut être en colère, mais aussi en même temps, avoir peur, être inquiet… Pour utiliser la colère, c’est comme pour toutes les émotions : il ne faut pas qu’elle nous empêche de réfléchir.
L’important est de comprendre comment mobiliser son énergie pour que les choses changent, pas seulement dans l’immédiat, mais à long terme. Le danger de la colère serait de nous engager très vite dans l’action qui nous paraît le mieux à même de l’apaiser. Mais cela risquerait de nous entraîner dans une action « colérique ». La colère est précieuse, ne la gaspillons pas, il faut savoir l’utiliser comme un carburant, viser le long terme, pour nourrir une action qui va s’avérer longue.
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