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samedi 2 avril 2016

Jennifer Doudna : « Il est trop tôt pour éditer génétiquement des humains »

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO  Nathaniel Herzberg et Hervé Morin

Jennifer Doudna vient de recevoir un des prix L'Oréal-Unesco 2016 « Pour les femmes et la science », avec la Française Emmanuelle Charpentier, pour leurs travaux sur Crispr-Cas9, une technologie de réécriture du génome.
Jennifer Doudna vient de recevoir un des prix L'Oréal-Unesco 2016 « Pour les femmes et la science », avec la Française Emmanuelle Charpentier, pour leurs travaux sur Crispr-Cas9, une technologie de réécriture du génome. GRAEME MITCHELL/REDUX-REA

La biologiste américaine Jennifer Doudna (université de Californie, Berkeley) doit recevoir, jeudi 24 mars, un des prix L’Oréal-Unesco 2016 « Pour les femmes et la science », avec la Française Emmanuelle Charpentier, pour leurs travaux sur Crispr-Cas9, une technologie de réécriture du génome. Les deux chercheuses ont publié conjointement en 2012 une description de cette technique qui a depuis déferlé sur les ­laboratoires de biologie du monde entier. Les capacités inédites de couper-copier-coller ­génétique offertes par Crispr-Cas9 ont soulevé nombre de questions éthiques, quant à son utilisation pour modifier le patrimoine génétique de la lignée humaine, tandis qu’une bataille pour l’attribution des brevets fait rage entre, d’un côté, Jennifer Doudna et Emmanuelle Charpentier, et des équipes du Broad Institute au Massachusetts Institute of Technology (MIT), de l’autre.
Vous avez été primée à de nombreuses reprises pour vos travaux sur Crispr-Cas9. Est-ce en raison de l’importance de cette découverte, ou par manque d’imagination des jurys ?
(Rires) Peut-être un peu des deux. La possibilité de modifier l’ADN des cellules stimule l’imagination de beaucoup de gens, et je pense que c’est aussi une technologie fascinante en raison de ses origines très humbles : une poignée de chercheurs qui s’intéressaient à l’immunité des bactéries. Et c’est pourtant cette recherche guidée par la ­curiosité qui a conduit à la compréhension de ce système, et à la possibilité d’en faire un outil d’édition des gènes. Ces deux aspects sont captivants : le premier ressemble à de la science-fiction, et le second au rêve de tout étudiant de travailler sur quelque chose qui aura un impact.
Il est important de dire que ces prix honorent le champ de recherche dans son ensemble, et notamment dans mon laboratoire et celui d’Emmanuelle Charpentier, les étudiants et les post-docs brillants qui ont fait le travail à la paillasse.

Cet outil est souvent présenté comme universel. Est-il vraiment si puissant ?
Vous savez, même pour nous, c’est époustouflant. Le système que nous avons décrit il y a presque quatre ans est utilisé par tous les laboratoires de génétique. C’est assez inhabituel qu’une technologie perce à cette vitesse. Je pense que c’est dû à la facilité de sa mise en œuvre et au fait qu’elle fonctionne vraiment bien dans la plupart des cellules et des organismes, pour des raisons qu’on ­essaie encore de comprendre. Il faut aussi souligner que Crispr-Cas9 a été découvert alors que l’ensemble des biotechnologies qui l’accompagnent étaient déjà disponibles, notamment celles de séquençage des génomes. L’environnement était mûr.
Diriez-vous que ses limites sont plus d’ordre éthique que technique ?
A mon avis, les deux. Techniquement, il y a encore beaucoup de travail pour comprendre comment ce système d’édition du génome fonctionne dans différents types de cellules. La technologie nécessite deux étapes : la première, c’est l’appariement à l’ADN, puis sa coupure. La seconde, c’est la réparation de cet ADN cassé, qui introduit la modification souhaitée dans le génome. Beaucoup d’équipes, dont la nôtre, essaient de comprendre comment cela marche, car c’est indispensable si nous souhaitons être capables de contrôler réellement ces modifications. Je vous donne un exemple concret : si vous voulez corriger la mucoviscidose chez un patient, le défi est de s’assurer que l’édition du génome sera faite correctement, pour chaque cellule. Cela va prendre du temps. Une autre frontière de cette technologie à explorer, c’est le mode de délivrance du système d’édition dans les cellules visées par la modification génétique.
En ce qui concerne l’éthique, je considère que modifier un gène dans un tissu est très analogue à d’autres types de thérapies. On doit s’assurer que c’est sûr et efficace. Mais au-delà, je ne vois pas de problème éthique, car cette modification ne sera pas transmise aux générations futures. Le défi éthique survient quand les modifications affectent les cellules germinales [reproductives], donc les futures générations, qu’ils s’agissent d’humains ou d’organismes relâchés dans l’environnement – ce qu’on appelle le « gene drive »[visant à rendre stérile une population de moustiques, par exemple].
La question éthique est de savoir qui veut appliquer ces techniques, qui y a accès, qui décide de les employer, et dans quel but. Est-ce acceptable si c’est uniquement à visée thérapeutique, ou aussi pour répondre au désir de parents d’avoir des ­enfants plus grands, aux yeux bleus ?
Dans le « New Yorker », vous avez mentionné un cauchemar dans lequel Hitler ­s’intéressait à Crispr-Cas9. Rêvez-vous encore de lui ?
C’est le seul rêve que j’aie fait d’Hitler, mais c’était vraiment effrayant. C’est l’une des ­choses qui m’ont décidée à m’investir dans la discussion éthique, ce à quoi je répugnais auparavant. Franchement, les chercheurs qui développent des technologies très puissantes ont la responsabilité de s’impliquer dans ces discussions, non pour décider, mais pour instruire le public sur ce qui est possible.
Quelle est votre crainte ? Que l’on aille trop vite et que l’on fasse des erreurs, ou que cela conduise à une mise en cause de la technologie ?
Je dirais les deux. Mais une troisième crainte est que certains fassent la course pour commercialiser cette technologie, promettre à des parents un bébé avec telle ou telle caractéristique, alors que nous n’avons pas les moyens de le faire. On n’a pas suffisamment étudié la technologie sur les embryons humains pour dire que cela est sûr.
C’est la raison pour laquelle l’autorisation donnée récemment au Royaume-Uni d’expérimenter cette technologie sur des embryons humains très tôt dans leur développement (avant 14 jours) est appropriée. Si on veut s’assurer que la technologie est sûre, c’est le genre d’expérimentation qu’il faut conduire.
D’un autre côté, cela nous fera franchir une marche supplémentaire, on se rendra probablement compte que cela peut marcher, et viendra la question d’utiliser cette technique. Or, actuellement, il y a peu de circonstances dans lesquelles son utilisation dans les cellules germinales humaines s’impose. Dans les fécondations in vitro, on dispose déjà des diagnostics préimplantatoires pour écarter les mutations délétères, pour un certain nombre de maladies génétiques. Il y a donc une alternative, hormis les cas très rares où les deux parents sont porteurs de la mutation.
Parallèlement à ces discussions éthiques a lieu une énorme bataille sur les brevets. Si vous l’emportez, cela changera-t-il quelque chose pour les chercheurs qui utilisent Crispr-Cas9 ?
Non, car dans les laboratoires académiques, ou dans les ONG, on peut l’utiliser gratuitement – ces équipes paient pour les réactifs, mais n’ont pas à craindre de devoir payer une licence pour l’utiliser. L’enjeu concerne l’utilisation commerciale.
Mais qui contrôlera la technologie ?
Soyons clairs, aux Etats-Unis, la propriété intellectuelle engendrée par mon travail n’est pas mienne, mais appartient à mon université. C’est différent en Suède : Emmanuelle Charpentier, qui y a conduit ses travaux, est propriétaire de sa technologie. Dans mon cas, la bataille des brevets oppose l’université de Californie (Berkeley) au Broad Institute du MIT.
Celui qui l’emportera aura la propriété de ces brevets et pourra donner des licences à qui il voudra. Je ne sais pas ce qu’il en est au Broad Institute, mais l’université de Californie est vraiment attachée à la diffusion de ces technologies pour le bien du public.
Vous avez créé plusieurs start-up. Pour quoi faire ?
J’ai participé à la création de trois sociétés. La première, Carabou Biosciences, créée en 2011, développe des protéines liées à Crispr, comme outil de recherche. Elle est installée à Berkeley. La deuxième, créée fin 2013, est Editas Medicine, une entreprise installée à Boston, qui conçoit des outils ­développés pour des thérapies humaines, notamment pour des maladies oculaires – ces tissus, comme le sang, sont parmi les plus faciles à atteindre avec Crispr. J’ai quitté cette société l’an dernier, elle vient d’entrer en Bourse. La dernière, Intellia Therapeutics, située à Cambridge, près de Boston, développe aussi des outils génétiques à visée thérapeutique.
Pourriez-vous vous opposer à ­l’utilisation de Crispr-Cas9 pour faire le « bébé parfait » ?
Non, mais je dirais qu’aujourd’hui, déjà, celui qui dispose des brevets ne peut exercer ce contrôle. La technologie est largement disponible, facile à utiliser. On voit que, dans certaines parties du monde, certains poursuivent cet objectif. Il n’y a pas de moyen de l’empêcher, en dehors des efforts que nous conduisons pour amener les chercheurs à respecter volontairement certaines limites.
On pointe parfois du doigt l’Asie, mais en Occident aussi, certains sont très ­désireux d’avancer sur la modification d’embryons…
Pour l’anecdote, je suis souvent appelée par des personnes qui souhaitent des applications cliniques. Ce ne sont pas des gens qui veulent des enfants plus grands ou plus intelligents, mais qui ont dans leur famille des proches atteints par des maladies génétiques très graves et qui voudraient faire disparaître ces mutations de leur ADN.
Je leur explique le consensus auquel nous sommes parvenus lors d’une réunion internationale en décembre 2015 à Washington. Ce consensus distingue l’édition de cellules somatiques de celle de cellules germinales. Avec des réglementations appropriées, la recherche fondamentale sur ces deux types de cellules devrait être autorisée aujour­d’hui. En revanche, les applications cliniques sur les embryons humains, qui pourraient conduire à une implantation pour créer une personne génétiquement éditée, ne devraient pas être poursuivies aujour­d’hui. C’est trop tôt.
Si les citoyens ont l’impression que les pratiques ne sont pas éthiques, que les technologies sont discutables, on peut être confrontés à un rejet majeur, comme on a pu le rencontrer avec les organismes génétiquement modifiés (OGM).
C’est pourquoi vous plaidez pour une ­recherche publique, transparente et qui apporte des bénéfices réels ?
Oui, et ce dernier point est essentiel. Si le premier bébé Crispr devait être conçu parce que ses parents rêvaient qu’il ait les yeux bleus, ce serait une catastrophe.
C’est un autre cauchemar : vous ­réveiller et entendre qu’un bébé Crispr vient de naître ?
Ce n’est pas un cauchemar, c’est une quasi-certitude. Un jour, cela arrivera, je ne sais pas où ni quand, mais, un jour, je me réveillerai avec cette nouvelle. J’aimerais que nous ayons alors été aussi bien préparés que possible.

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