Avec « Act », le photographe poursuit sa réflexion sur la place de chacun, en exposant des corps handicapés.
Le corps des handicapés n'est pas facile à regarder. Ces angles aigus formés par les bras et les jambes, ces torsions extrêmes, ces positions si incongrues qu'elles en semblent douloureuses... De quoi donner envie de détourner les yeux. Il n'y a que le photographe Denis Darzacq pour avoir su embrasser les difformités de ces corps étranges, les apprivoiser et même jouer avec, dans une série pleine d'audace intitulée « Act ». Le titre signifie à la fois « faire du théâtre » et « agir ». On y voit, entre autres, un trisomique allongé sur un canapé, avec le corps qui suit les courbes du meuble. Performance ou pitrerie ? On hésite.
« Ils ne sont pas malheureux, ils sont différents », insiste le photographe qui a travaillé sur la corde raide pour éviter « à la fois la compassion et le voyeurisme ». Avec les comédiens handicapés physiques et mentaux d'une compagnie de théâtre britannique, Mind the gap, il a fait des mises en scène où les personnages font les fous, inventent et créent à partir de ce qu'ils sont. Le tout avec une liberté étonnante. « La différence, c'est qu'ils ne se jugent pas. Surtout, ils ne connaissent pas cette propension totalement inhibante que nous avons à toujours nous regarder faire. »
Une chorégraphie fracassante
Le résultat, publié dans un livre chez Actes Sud et exposé avec une autre de ses séries (« Comme un seul homme ») à la Maison européenne de la photographie, apparaît comme une chorégraphie fracassante, un ballet contemporain où corps et décors se répondent, s'entrechoquent. Denis Darzacq aime la tension et les chocs visuels. « Je n'invente rien, assure-t-il. Tout ça, c'est Buster Keaton, Charlie Chaplin. Eux aussi ont travaillé sur les accidents qui disent notre difficulté à trouver un équilibre dans le monde. »
Quand il est représenté, le corps handicapé devient souvent une caricature : soit un vaisseau héroïque à honorer, soit une ruine à déplorer. Denis Darzacq a voulu le faire entrer de plain-pied dans le champ de l'art contemporain : « Pas question de faire de l'art de second ordre, de scotcher les images dans la cafét' d'un hôpital. » Il a développé ses photos en grand format, imposé de beaux tirages aux normes muséales. Et, sur les images, il a juxtaposé ces corps à des lieux chargés de sens : la nature majestueuse, où les silhouettes se posent avec grâce, mais aussi les musées et les œuvres de maîtres anciens. « Les mettre parmi les tableaux avec des corps qui souffrent, indissociables de la tradition picturale chrétienne, c'est les inscrire dans l'histoire de l'art et des formes. »
Ce travail si singulier n'est pourtant pas étonnant quand on connaît le parcours de Denis Darzacq, qui suit une ligne claire : confronter, image après image, les corps à la ville et à la société. Il a fait ainsi marcher des hommes et des femmes nus devant des pavillons de banlieue à la banalité déprimante (« Nu », 2003). Il a aussi demandé à des jeunes gens de faire des bonds de géant devant son objectif, entre vol plané et dégringolade, soit devant des paysages urbains (« La Chute »), soit au milieu des rayonnages plein de couleurs des supermarchés (« Hyper »).
« Les mettre parmi les tableaux avec des corps qui souffrent, indissociables de la tradition picturale chrétienne, c'est les inscrire dans l'histoire de l'art et des formes »
Cette série spectaculaire, qui se voulait une métaphore des mirages de la société de consommation, lui a valu un franc succès sur les réseaux sociaux. « Avec “Hyper”, on m'a parfois accusé de faire de la photographie facile, avec des corps d'athlètes, de hip-hopeurs, explique Denis Darzacq. Mais mes images ne sont pas dans la séduction gratuite, elles questionnent le libre arbitre et la représentation de soi. Du coup, avec “Act”, j'ai poussé la démarche à l'extrême, en allant chercher les corps réputés les moins faciles, les moins séduisants. »
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