On peut choisir de ne pas être pauvre dans notre
société. N’est-ce pas là une affirmation dénuée de sens ? Pourtant, elle semble
faire consensus dans un imaginaire collectif souvent empreint d’idées fausses
(1).
Les pauvres sont suspectés d’être frauduleusement
pour quelque chose dans leur situation. Elles et ils cumulent et profitent des
avantages de leur précarité en percevant, sans honte, le revenu de solidarité
active (RSA) ou l’aide à l’acquisition d’une couverture maladie complémentaire
(ACS), et en bénéficiant, si facilement et sans dignité, de la couverture
maladie universelle (CMU). L’association de ces deux vocables, pourtant
antagonistes, «avantages, précarité» ne semble paradoxalement gêner que très peu
l’imagerie sociale ambiante, largement influencée par les médias. Peut-être
parce que l’on croit faussement aussi que ces «populations» ont leur propre
culture en dehors des cadres intégrateurs officiels. Culture dont les pauvres
seraient, qui plus est et par hérédité, fiers ou à l’autre extrême, rendus
«névrosés» à en croire même certaines études sociologiques (2). Et leurs
soi-disant valeurs spécifiques s’opposent «trop», socialement et même
psychiquement, à celles qui doivent a fortiori faire référence. Surtout, si en
plus d’être pauvres, ces enfants, femmes et hommes sont roms et/ou migrants.
Etre pauvre, c’est être classé socialement comme étant hiérarchiquement
inférieur et donc non prioritaire.
Il vaut donc mieux ne pas être pauvre dans notre
société. Pourtant, selon l’Insee, 14,3% de la population française le sont.
Plus d’une personne sur dix. Et on ne parle, ici, que de la stricte inégalité
des ressources monétaires. Toutefois, il y en a beaucoup d’autres qui se
cumulent généralement : l’inégalité face à l’éducation, la santé, le travail,
le logement, etc. la parole et la considération aussi. Inégalités qui se
traduisent généralement comme autant d’expériences quotidiennes humiliantes.
Etre pauvre, c’est avant tout être dépossédé d’un rapport possible d’égalité.
Et, ça l’a toujours été !
Il suffit, pour s’en rendre compte, de dresser un
petit panorama des catégories sociales et politiques usitées : indigents,
miséreux, déshérités, asociaux, marginaux, populations inadaptées, populations
désintégrées, famille-problème, familles faibles ou sous-privilégiées,
déclassés, basses classes, exclus sociaux, cas sociaux, et j’en passe.
Certes, aujourd’hui, et grâce essentiellement aux
actions militantes et associatives, on mobilise plutôt les termes de «précarisés
sociaux». Entendant par là qu’un état de pauvreté est le fait d’une situation,
non induite par les personnes, mais produite par une organisation sociétale
génératrice, à leur encontre, d’insécurités multiples et souvent cumulatives.
Mais, ce renversement de perspective paraît assez tardif au regard de la
permanence du phénomène social qu’est l’exclusion du fait des inégalités liées
à la condition sociale. Et, je préfère de loin parler de «condition», plutôt
que «d’origine» sociale afin de bien spécifier que cette catégorie «pauvres»
n’est pas une communauté homogène partageant des mêmes histoires, des destins
similaires et des aspirations partagées. Etre pauvre ne veut rien dire, tout en
disant beaucoup à condition de bien définir et circonscrire ce dont on parle,
et contre quoi on veut lutter.
Ce retard de reconnaissance d’une certaine
responsabilité sociétale peut prêter à questionnement. En effet, ce n’est que
suite aux résultats d’enquêtes récentes que les inégalités de condition sociale
ont été enfin perçues comme pouvant être sources et prétextes à préjugés et à
différences de traitement. Si la proposition de loi pour inscrire la
discrimination pour précarité sociale dans la législation française n’est que
justice, il n’en demeure pas moins étonnant que ce critère n’apparaîtra qu’à la
suite de vingt autres. Pour rappel, en France, l’article 225-1 du code pénal
définit jusqu’alors la liste suivante de critères qui entrent dans la
constitution d’une discrimination : «Toute distinction opérée entre les
personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation
de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme,
de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques,
de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions
politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur
non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une
religion déterminée.» L’article 225-1-1 du code pénal y ajoute les actes
discriminatoires faisant suite à un harcèlement sexuel.
Evidemment, il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les
différents rapports d’inégalités et discriminations selon leur ordre
d’importance. Bien au contraire, jamais une approche intersectionnelle et
intégrée (3) ne m’a semblé aussi nécessaire pour saisir la complexité et
l’articulation entre multiples systèmes d’oppression (notamment genre et race).
Il s’agit plutôt de se demander pourquoi la «pauvreté» n’est pas un enjeu
fédérateur de lutte en France. Alors que les «pauvres» sont bien désignés comme
un problème. Surtout, lorsqu’ils se font trop visibles dans l’espace public ou
insoumis à un certain ordre social. Pourquoi n’existe-il aucun mot commun,
analogue au sexisme ou racisme par exemple, pour désigner un comportement
discriminant en raison de la condition sociale ?
Et, enfin, il s’agit aussi d’être vigilant à ce que
le développement actuel du droit de l’anti-discrimination n’éclipse peu à peu
la lutte contre les inégalités. Surtout, si l’accès à ce droit reste du seul
recours individuel plutôt que collectif. D’autant qu’il n’est pas aisé de se
percevoir comme personne discriminée sans d’abord se reconnaître comme faisant
partie d’une catégorie que l’on sait dépréciée et stigmatisée socialement. Qui
ne préfère pas «ne pas être» plutôt que «d’être ce qu’il ne faut pas paraître»
?
(1) Jean-Christophe Sarrot, Bert Luyts, Marie-France
Zimmer et Bruno Tardieu, «En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la
pauvreté», co-édité par les éditions Quart Monde et de l’Atelier, 2015 (revu et
augmenté). (2) Lire notamment l’analyse critique du sociologue Jules Klanfer
(in «l’Exclusion sociale. Etude de la marginalité dans les sociétés
occidentales», 1965). (3) Kimberle Crenshaw, «Demarginalizing the Intersection
of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine,
Feminist Theory and Antiracist Politics», University of Chicago Legal Forum,
1989.
Par Djaouida Séhili
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