blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

samedi 30 mai 2015

La pauvreté, une discrimination non identifiée

25 MAI 2015
On peut choisir de ne pas être pauvre dans notre société. N’est-ce pas là une affirmation dénuée de sens ? Pourtant, elle semble faire consensus dans un imaginaire collectif souvent empreint d’idées fausses (1).
Les pauvres sont suspectés d’être frauduleusement pour quelque chose dans leur situation. Elles et ils cumulent et profitent des avantages de leur précarité en percevant, sans honte, le revenu de solidarité active (RSA) ou l’aide à l’acquisition d’une couverture maladie complémentaire (ACS), et en bénéficiant, si facilement et sans dignité, de la couverture maladie universelle (CMU). L’association de ces deux vocables, pourtant antagonistes, «avantages, précarité» ne semble paradoxalement gêner que très peu l’imagerie sociale ambiante, largement influencée par les médias. Peut-être parce que l’on croit faussement aussi que ces «populations» ont leur propre culture en dehors des cadres intégrateurs officiels. Culture dont les pauvres seraient, qui plus est et par hérédité, fiers ou à l’autre extrême, rendus «névrosés» à en croire même certaines études sociologiques (2). Et leurs soi-disant valeurs spécifiques s’opposent «trop», socialement et même psychiquement, à celles qui doivent a fortiori faire référence. Surtout, si en plus d’être pauvres, ces enfants, femmes et hommes sont roms et/ou migrants. Etre pauvre, c’est être classé socialement comme étant hiérarchiquement inférieur et donc non prioritaire.

Il vaut donc mieux ne pas être pauvre dans notre société. Pourtant, selon l’Insee, 14,3% de la population française le sont. Plus d’une personne sur dix. Et on ne parle, ici, que de la stricte inégalité des ressources monétaires. Toutefois, il y en a beaucoup d’autres qui se cumulent généralement : l’inégalité face à l’éducation, la santé, le travail, le logement, etc. la parole et la considération aussi. Inégalités qui se traduisent généralement comme autant d’expériences quotidiennes humiliantes. Etre pauvre, c’est avant tout être dépossédé d’un rapport possible d’égalité. Et, ça l’a toujours été !

Il suffit, pour s’en rendre compte, de dresser un petit panorama des catégories sociales et politiques usitées : indigents, miséreux, déshérités, asociaux, marginaux, populations inadaptées, populations désintégrées, famille-problème, familles faibles ou sous-privilégiées, déclassés, basses classes, exclus sociaux, cas sociaux, et j’en passe.

Certes, aujourd’hui, et grâce essentiellement aux actions militantes et associatives, on mobilise plutôt les termes de «précarisés sociaux». Entendant par là qu’un état de pauvreté est le fait d’une situation, non induite par les personnes, mais produite par une organisation sociétale génératrice, à leur encontre, d’insécurités multiples et souvent cumulatives. Mais, ce renversement de perspective paraît assez tardif au regard de la permanence du phénomène social qu’est l’exclusion du fait des inégalités liées à la condition sociale. Et, je préfère de loin parler de «condition», plutôt que «d’origine» sociale afin de bien spécifier que cette catégorie «pauvres» n’est pas une communauté homogène partageant des mêmes histoires, des destins similaires et des aspirations partagées. Etre pauvre ne veut rien dire, tout en disant beaucoup à condition de bien définir et circonscrire ce dont on parle, et contre quoi on veut lutter.

Ce retard de reconnaissance d’une certaine responsabilité sociétale peut prêter à questionnement. En effet, ce n’est que suite aux résultats d’enquêtes récentes que les inégalités de condition sociale ont été enfin perçues comme pouvant être sources et prétextes à préjugés et à différences de traitement. Si la proposition de loi pour inscrire la discrimination pour précarité sociale dans la législation française n’est que justice, il n’en demeure pas moins étonnant que ce critère n’apparaîtra qu’à la suite de vingt autres. Pour rappel, en France, l’article 225-1 du code pénal définit jusqu’alors la liste suivante de critères qui entrent dans la constitution d’une discrimination : «Toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs mœurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.» L’article 225-1-1 du code pénal y ajoute les actes discriminatoires faisant suite à un harcèlement sexuel.

Evidemment, il ne s’agit pas ici de hiérarchiser les différents rapports d’inégalités et discriminations selon leur ordre d’importance. Bien au contraire, jamais une approche intersectionnelle et intégrée (3) ne m’a semblé aussi nécessaire pour saisir la complexité et l’articulation entre multiples systèmes d’oppression (notamment genre et race). Il s’agit plutôt de se demander pourquoi la «pauvreté» n’est pas un enjeu fédérateur de lutte en France. Alors que les «pauvres» sont bien désignés comme un problème. Surtout, lorsqu’ils se font trop visibles dans l’espace public ou insoumis à un certain ordre social. Pourquoi n’existe-il aucun mot commun, analogue au sexisme ou racisme par exemple, pour désigner un comportement discriminant en raison de la condition sociale ?

Et, enfin, il s’agit aussi d’être vigilant à ce que le développement actuel du droit de l’anti-discrimination n’éclipse peu à peu la lutte contre les inégalités. Surtout, si l’accès à ce droit reste du seul recours individuel plutôt que collectif. D’autant qu’il n’est pas aisé de se percevoir comme personne discriminée sans d’abord se reconnaître comme faisant partie d’une catégorie que l’on sait dépréciée et stigmatisée socialement. Qui ne préfère pas «ne pas être» plutôt que «d’être ce qu’il ne faut pas paraître» ?

(1) Jean-Christophe Sarrot, Bert Luyts, Marie-France Zimmer et Bruno Tardieu, «En finir avec les idées fausses sur les pauvres et la pauvreté», co-édité par les éditions Quart Monde et de l’Atelier, 2015 (revu et augmenté). (2) Lire notamment l’analyse critique du sociologue Jules Klanfer (in «l’Exclusion sociale. Etude de la marginalité dans les sociétés occidentales», 1965). (3) Kimberle Crenshaw, «Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics», University of Chicago Legal Forum, 1989.
Par Djaouida Séhili

Aucun commentaire: