Le Monde.fr | | Par Maryline Baumard
Svetlana, Andro, Rhahman… A Paris, l’école de l’association Pierre Claver accueille 120 demandeurs d’asile et réfugiés par an. Au menu : cours de français mais aussi cuisine et danses de salon.
Sur la piste, une basket frôle une ballerine dans une valse lente. « Pied gauche en arrière, puis pied droit. Refermez… » Roland d’Anna, le professeur tout de noir vêtu, mène sa salle comme un chef d’orchestre. Vieille habitude. De Charles de Gaulle à Laure Manaudou, en passant par Karl Lagerfeld, on ne compte plus les personnalités ayant foulé le parquet de Georges & Rosy, l’une des écoles de danse parisiennes parmi les plus réputées. Aujourd’hui, pourtant, les élèves de Roland d’Anna n’ont rien d’illustre. Ils s’appellent Abid, Lemlem ou Andro. Ils sont élèves à l’association Pierre Claver, organisme d’accueil et d’aide juridique aux migrants.
Chaque mardi, un peu avant midi, ils se retrouvent au 28 bis de la rue de Bourgogne, dans le très chic 7e arrondissement. Là, dans le salon de cet hôtel particulier, ils partagent un thé aux arômes de plantes méditerranéennes dans la cour, en attendant leur maître de danse. « J’aime ce lieu. J’aime ce public, explique Roland d’Anna en installant son CD. Ces hommes et ces femmes sont des livres ouverts, leurs pas de danse racontent leur vie. Il suffit de les regarder évoluer pour comprendre que certains ont vécu des violences physiques ou d’autres souffrances. A moi de les réconcilier avec la vie », avance-t-il en lançant une valse.
Danser la France, apprendre la France… Au 28 bis, rue de Bourgogne, à deux pas de l’Assemblée nationale, l’école hors norme Pierre Claver offre du sur-mesure à 120 demandeurs d’asile venus des quatre coins du monde chercher la protection du pays de Voltaire. Les danses de salon font partie de leur approche de la culture nationale. Valse aujourd’hui, tango ou rock demain, en deux ans ils auront le pied sûr… « Mais danser est bien autre chose qu’enchaîner des pas, insiste Roland d’Anna. Cela offre certes un meilleur maintien du corps et permettra à ces jeunes gens et jeunes femmes de se sentir à l’aise en société. Mais danser est avant tout communiquer. Comprendre les codes de la France. Lors des premiers cours, les femmes refusent de prendre un homme comme partenaire, regardez-les aujourd’hui », se réjouit-il en désignant une Syrienne dans les bras d’un Afghan.
L’APPRENTISSAGE DE LA FRANCE
Comprendre le sens d’une danse en couple avec un inconnu lorsqu’on arrive d’un autre monde est un vrai saut culturel. Rhahman, 28 ans, a connu ce choc. C’était il y a sept ans. A son arrivée en France, il ne lisait ni n’écrivait sa propre langue. Dans son Afghanistan natal, ce berger louait ses services à la journée. Aujourd’hui, diplôme de mécanique en poche, il mûrit son projet d’ouvrir un garage, tout en travaillant comme factotum dans un cabinet juridique. Entre ses deux vies, Rhahman a croisé la mort, fui les talibans, parcouru les milliers de kilomètres de la route des Balkans. A Paris, il a dormi dans le froid du square Villemin, « le petit Kaboul », derrière la gare de l’Est (voir aussi ce diaporama réalisé en 2009), avant d’obtenir son statut de réfugié. Quand il a entendu parler de l’association Pierre Claver comme de « l’école où l’on apprend la France », Rhahman s’est précipité, sans se douter qu’il avait rendez-vous avec son destin.
Depuis 2008, l’association sélectionne chaque année 120 demandeurs d’asile ou réfugiés et les aide à comprendre les codes, la langue, les gens d’ici. « On ne peut pas vouloir devenir français en ignorant l’histoire, la culture et la langue de ce pays », observe sagement Andro, 38 ans, arrivé de Géorgie en 2013. Artiste peintre et designer, il brille déjà en cours de littérature, où ses interprétations d’Apollinaire, de Balzac ou de Prévert montrent son goût pour le répertoire classique français.
« Ce pays m’a accueilli. Aujourd’hui, il me reste énormément à apprendre, mais je me sens déjà proche de cette langue, de cette culture ouverte, de la laïcité à la française et… des tartes au citron », observe Andro dans un grand éclat de rire, avant de théoriser sérieusement sur la façon dont les pâtisseries racontent aussi la tradition et le raffinement d’un pays.
« Raffinement », le mot qualifie à merveille l’association Pierre Claver. Non que le moine jésuite du XVIe siècle qui lui a donné son nom en soit l’incarnation, mais parce que la maîtresse du lieu se bat pour offrir le plus beau visage du pays à ces réfugiés qu’elle sélectionne chaque année sur entretien – après avoir évalué leur volonté de s’intégrer, leur « envie de France » et leur projet. Un moment fort qui marque les esprits. Lemlem, Ethiopienne âgée de 30 ans, se souvient parfaitement du matin de janvier où elle avait rendez-vous : « On m’avait dit que la directrice me recevrait à 8 h 15. Je m’attendais à une dame sévère. J’ai vu arriver Ayyam Sureau, souriante, qui fredonnait une chanson. Moi qui venais de passer ma nuit dans un foyer triste, ça a été une entrée dans un autre univers. »
Pendant l’entretien, la directrice de l’association l’a interrogée sur son parcours, son projet. « Elle m’a raconté l’école et expliqué que je devais m’engager à être assidue si j’étais prise. Le contrat est très clair. L’école donne beaucoup, mais de notre côté on doit énormément travailler car le français n’est pas une langue facile », ajoute la jeune femme.
Une fois cette formalité passée, Lemlem est entrée dans ce qui est autant une famille qu’une école. Un lieu où la beauté a sa place, avec tous ces petits détails qui changent le quotidien de ceux qui ont trop souvent connu la précarité, la crasse et l’indifférence. Ici, les sandwichs de la pause déjeuner sont disposés dans des corbeilles nappées de blanc, les dîners servis sur des tables impeccablement dressées et les cours assurés par les meilleurs professeurs.
« Cela s’appelle recevoir dignement », tranche la maîtresse du lieu. En retour et même lorsqu’ils dorment dehors, les élèves arrivent rasés de près et vêtus avec soin. Les échecs existent aussi. « On ne sait rien de tous ceux qui disparaissent », regrette Ayyam Sureau. Ceux qui vivotent de petits jobs au noir sans titre de séjour poussent moins la porte cochère que ceux qui viennent montrer un certificat de naturalisation. C’est la loi du genre.
RÉGULIÈREMENT, DES PETITS MIRACLES
Ayyam Sureau, 50 ans, est l’âme de l’école. Une saute-frontières, hier adaptatrice des contes des Mille et Une Nuits pour la jeunesse française, aujourd’hui à l’œuvre sur l’intégration réelle. « L’exil du XXIe siècle, celui que vivent les gens autour de nous, n’est en rien différent de celui de l’Ancien Testament », une véritable tragédie, estime cette ex-élève de l’Ecole normale supérieure, ex-fonctionnaire internationale à l’Unesco pendant onze ans. Américaine de naissance, française d’éducation et d’ascendance égyptienne par sa grand-mère, elle sait qu’« on peut se construire ou se reconstruire sur une culture plurielle sans se sentir morcelé ». « Je n’éprouve pour leur pays d’origine ni sympathie ni compassion. Mais c’est la moindre des choses que d’être là pour répondre aux besoins de ces exilés », explique-t-elle.
Grâce à cette association, qu’elle a créée avec son époux, l’avocat François Sureau, des petits miracles se produisent régulièrement. Rhahman en est un. Il n’est pas le seul. A force de travail, Svetlana la médecin syrienne approche du niveau suffisant en français pour voir reconnu ici son diplôme professionnel décroché à l’étranger ; Fahim, l’ex-élève agronome de Kaboul, travaille aujourd’hui chez Chaumette, un des grands restaurateurs parisiens, et Adem, afghan également, a recyclé ses talents de tailleur pour travailler dans la retouche de pièces haute couture.
LE PASSÉ N’EST JAMAIS ÉVOQUÉ
Les moments magiques pour ceux qui font tourner l’association sont parfois invisibles pour un œil extérieur. C’est le premier texto d’un élève qui ne parlait pas un mot de français quelques mois plus tôt. Ou la villageoise afghane qui s’assoit à côté d’un homme et revendique d’un sourire ce geste impensable pour elle il y a peu. Une magie sur laquelle le couple Sureau veille quotidiennement.
Ayyam passe là ses journées et l’avocat, qui en assure la présidence d’honneur, monte les dossiers juridiques devant la Cour nationale du droit d’asile, personnellement ou par le biais du réseau d’aide juridique gracieuse qu’il a mis en place. En France, 78 % des 60 000 demandes d’asile annuelles sont refusées en première instance et la plupart font appel, sans avoir l’argent pour les frais d’avocat.
Par tact, Ayyam Sureau ne demande jamais rien du passé de ses « élèves ». L’Iranien qui a croupi dans une geôle avant d’être exfiltré vers l’Irak par sa famille ne sait rien du passé des Géorgiennes parties à pied au cœur de l’hiver. Il partage un thé avec elles, mais ignore que la sociologue à la tête d’un parti d’opposition et la policière qui enquêtait avec trop de zèle sur le meurtre d’un opposant ont toutes deux abandonné leurs enfants pour un voyage fou à travers la Biélorussie et la Pologne.
BÉNÉVOLAT ET MÉCÉNAT
Les Iraniens, Afghans, Syriens, Géorgiens et Tchétchènes qui se croisent là reprennent le contrôle de leur vie, regard braqué sur l’avenir. L’avenir, c’est aussi Youssef : le fils de Rhahman est le premier bébé Pierre Claver. Son statut de réfugié a permis à Rhahman de faire venir son épouse. Leur fils est né en France. « Sa présence oblige l’association à repousser ses limites et à offrir aux épouses de nos réfugiés l’opportunité d’apprendre le français », observe la directrice, qui a déjà trouvé une enseignante parlant le dari pour assurer l’entrée de ce nouveau public familial dans la langue et les codes culturels français. « L’enjeu est très important. Le rôle de la mère dans la réussite scolaire des enfants est essentiel, notamment grâce à sa maîtrise du français. Nous ne pouvons pas accueillir sans offrir les outils de l’intégration. »
Une année revient à 1 000 euros par élève, selon ses calculs. « Cette école fonctionne grâce à nos partenaires, amis et mécènes, qui nous accompagnent depuis 2008, ainsi que par le bénévolat des enseignants », explique Ayyam Sureau. Qui, reprenant sa casquette américaine, ajoute : « Les Français sont généreux. » Pour épargner le plus possible à ses hôtes l’impression d’être redevables, la directrice vient d’inventer les « brunchs Claver », servis aux amis de l’association. Chaque week-end de juin et juillet, ce sont les élèves d’hier et d’aujourd’hui qui cuisineront en s’inspirant de recettes à la croisée des cultures. Un menu au goût du 28 bis.
A Pierre Claver, danse et cuisine ne sont pas les seules entrées en terre française. Caroline Eliacheff, psychiatre, psychanalyste et chroniqueuse à France Culture, vient chaque semaine y décrypter la société française. « Au début, je suis venue aider des Afghans qui ne savaient comment réagir lorsqu’un collègue de travail les traitait de talibans. Je suis restée. Et chaque semaine, nous discutons d’un sujet d’actualité permettant de mieux comprendre l’état de notre société », observe-t-elle.
Pour « enseigner la France », François et Ayyam Sureau ont aussi imaginé une randonnée pédestre à travers la campagne. De quoi réconcilier avec la marche des réfugiés qui ont souvent parcouru des milliers de kilomètres. François Sureau, qui est aussi l’auteur du Chemin des morts (Gallimard, 2013), l’histoire d’un réfugié renvoyé dans son pays et assassiné, prend chaque année la tête d’un groupe de volontaires pour rallier Chartres. « Dormir dans des granges, refaire du feu comme ils l’ont fait au cours de leur périple, mais entre amis cette fois, sans le stress des lendemains, sans le froid, sans la peur, c’est un moment fort », rappelle Ayyam Sureau.
“Le contrat est très clair. L’école donne beaucoup, mais de notre côté on doit énormément travailler”, Lemlem, 30 ans, élève éthiopienne
Pour Michèle Ferrand, professeure bénévole de français, « voir ces gens de confessions diverses communier autour de la beauté architecturale de la cathédrale de Chartres » est un moment indescriptible. Chaque samedi matin, François Sureau anime aussi des randonnées culturelles pour faire découvrir les trésors de Paris. C’est au cours de l’une d’entre elles que Lemlem a découvert l’ambiance du quartier du Sacré-Cœur, devenu son lieu de balade préféré, avec « ces cloches qu’on y entend comme chaque dimanche dans le village éthiopien de mon enfance ».
De l’alphabétisation au cours de littérature du vendredi soir, l’association propose plusieurs niveaux. La maîtrise du français est une des clés de voûte de Pierre Claver. « Nous offrons des cours d’alphabétisation, des sessions de six mois, pour lesquels nous recrutons deux fois par an. Puis des niveaux beaucoup plus élevés de maîtrise de la langue », rappelle Eliénor, une bénévole qui y enseigne le français six heures chaque semaine.
Pour atteindre le niveau qui leur permettra d’obtenir la reconnaissance de compétences professionnelles acquises à l’étranger ou la nationalité française, les élèves doivent se préparer activement. Cela exige un énorme investissement. Lemlem l’Ethiopienne avance vers ce but. Assise dans la cour, elle lit une tirade de Dom Juan, de Molière. A ses côtés, une enseignante lui donne la réplique, lui indique une liaison par-ci, la prononciation d’un mot par-là. Elle apprendra la scène, comme elle a mémorisé toute une série de chansons du répertoire français, d’Auprès de ma blonde à Santiano d’Hugues Aufray. « C’est le répertoire et cela aide à se mettre une langue en bouche », résume Ayyam Sureau, fière de sa chorale.
Personne n’aurait pu prédire à Lemlem qu’un jour elle referait sa vie au pays de cet Arthur Rimbaud qu’elle aime tant – « pour sa poésie et parce qu’il est venu en Ethiopie ». Tout cela, Lemlem l’ignorait avant qu’elle soit forcée d’abandonner ses études de sciences politiques et de fuir son pays. « J’ai débarqué à Paris un jour de janvier 2010. Je ne savais rien de la France et n’avais pas choisi d’y venir, mais j’ai été obligée de tout abandonner très vite », confie la jeune femme, qui souhaite taire les motifs de son départ.
Le chemin de Lemlem s’est arrêté en France car elle craint le froid de la Grande-Bretagne, qui, explique-t-elle, a partiellement paralysé la seule personne qu’elle y connaissait. Refusée comme réfugiée, elle a été régularisée parce qu’elle a décroché un contrat de travail. Aujourd’hui, elle prépare en parallèle un diplôme d’assistante bilingue d’administration. Sans faire de projet lointain, « parce que la vie décide pour nous ».
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