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jeudi 16 décembre 2021

Petite histoire de la “grande Sécu”

Antony Chanthanakone publié le  

Élaborer une « grande Sécu », pour élargir la prise en charge de soins par la Sécurité sociale au détriment des mutuelles ? L’idée a été émise par le ministre des Solidarités et de la santé Olivier Véran fin novembre. Même si le projet a peu de chances d’aboutir dans l’immédiat, il pourrait s’avérer être une mesure phare de la campagne de réélection du candidat Macron en 2022. Mais d’où vient cette ambition, qui est loin de faire l’unanimité ? Proudhon et Durkheim nous éclairent sur les deux conceptions de la Sécurité sociale aujourd’hui en question.

Au commencement étaient les mutuelles

L’idée d’une assurance collective n’est pas nouvelle, loin de là. Dans l’Antiquité comme au Moyen Âge, le principe d’une assurance collective existait déjà. Mais, c’est surtout avec la révolution industrielle (qui commence, en France, dans les années 1820-1830) que se développent les premières sociétés de secours mutuels. Avec le développement de l’industrie et du salariat, les risques encourus au travail, notamment, deviennent plus importants, alors même que l’État n’intervient pas dans le domaine des risques. Malgré la loi Le Chapelier de 1791 (interdisant tout groupement professionnel), les sociétés de secours mutuels se propagent dans la quasi-clandestinité, poussées par une masse toujours plus importante de travailleurs précaires. Mais peu à peu, l’État intervient pour encadrer les mutuelles, principalement avec la « mutualité impériale » de 1852 puis la Charte de la mutualité de 1898

En France, le revirement décisif s’effectue après la Première Guerre mondiale. Comme l’explique Michel Dreyfus, historien spécialiste de la Mutualité« l’une des conséquences décisives de la Grande Guerre […] est la découverte du rôle de l’État. » À partir de cette période, l’État fait définitivement main basse sur le système pléthorique des assurances sociales en édifiant des lois de protection sociale, tel que l’élargissement des retraites ouvrières et paysannes.

Une étatisation progressive de l’assurance sociale

L’État comme institution de protection sociale n’a pu « accéder à la maturité » qu’après la Seconde Guerre mondiale (Julien DarmonLa Sécurité sociale, PUF, 2020). Le Conseil national de la Résistance fait de l’édification de la Sécurité sociale l’un des points de l’accord trouvé par les différentes parties, sous l’égide du général de Gaulle. Deux ordonnances de 1945, celle du 4 octobre 1945 (relative à l’organisation de la Sécurité sociale) et celle du 19 octobre 1945 (relative aux prestations de Sécurité sociale) créent le système de Sécurité sociale tel que nous le connaissons. Ainsi, l’histoire de l’assurance sociale est celle d’une étatisation progressive – si bien qu’aujourd’hui, la Sécurité sociale couvre environ 80% des dépenses de santé, et les mutuelles, privées, seulement 20%. 

Proudhon ou la défense des mutuelles

Bien que le système mutualiste ait été fondu dans le système d’assurance sociale nationale, deux logiques s’affrontent dont les débats d’aujourd’hui n’en sont que l’écho lointain. 

Les mutuelles suivent une logique de protection sociale contre les risques fondée sur une réticence envers l’État. En cela, la vision de Pierre -Joseph Proudhon, qui a pensé le mutualisme dans un souci d’égalité et de liberté, peut nous aider à voir plus clair. Selon cette figure historique de la pensée anarchiste, l’étatisme, qu’il dénonce dans De la capacité politique des classes ouvrières (1865), « part du principe que l’individu est essentiellement subordonné à la collectivité ». Ainsi, la notion « de l’État est absolument la même que celle de leurs anciens maîtres. Que l’État soit titré d’empire, de monarchie, de république, de démocratie ou de communauté, c’est évidemment toujours la même chose »

En somme, l’État serait par nature despotique. Pour protéger des aléas de la vie, Proudhon opte pour les mutuelles, où chacun profite de la caisse commune selon ses intérêts personnels et à travers un système d’échange basé sur la réciprocité. Il définit la mutualité comme « l’antique talion, œil pour œil, dent pour dent, vie pour vie, en quelque sorte retourné, transporté du droit criminel et des atroces pratiques de la vendetta dans le droit économique ». Typiquement, plusieurs travailleurs d’un même secteur mettraient volontairement une somme d’argent en partage, par le biais d’une caisse commune, pour couvrir des risques spécifiques à leur métier.

Durkheim ou la protection sociale par l’État

Pour d’autres comme Émile Durkheim, la protection sociale doit revenir à l’État, qui n’est aucunement un obstacle à l’épanouissement individuel. Dans L’État et la société civile, le précurseur de la sociologie moderne estime que l’État n’est pas « l’antagoniste de l’individu […] mais, la vérité est qu’il a été bien plutôt (son) libérateur ». Et même si des mutuelles peuvent exister ici ou là, un organe centralisateur doit permettre de coordonner le tout. Nous sommes passés d’une solidarité mécanique (propre aux communautés réduites dans lesquelles les individus se rassemblent par ressemblance) à une solidarité organique (propres aux communautés plus larges où les différences singulières se complètent).

Dès lors, la modernité (urbaine, industrielle, salariale) commande l’édification d’un État social fort pour que la solidarité soit effective. De plus, l’individu est pensé comme en totale interdépendance sociale : si tout le monde est à la charge de tous, alors chacun doit obligatoirement participer à la solidarité commune. Dans cette logique, il y a un certain universalisme qui oblige. Léon Duguit, juriste et héritier de Durkheim, le résume bien avec sa propre conception de « service public » : « Relève du service public toute activité dont l’accomplissement doit être assuré, réglé et contrôlé par les gouvernants, parce que l’accomplissement de cette activité est indispensable à la réalisation et au développement de l’interdépendance sociale. » Cette logique d’obligation au nom du service public impose, d’une part, aux personnes de participer à hauteur de leur revenu (donc rien s’ils ne possèdent rien), et d’autre part, d’avoir le droit, et sans condition, d’être protégé contre les aléas de la vie.

La “grande Sécu” ou le besoin de clarification ?

Aujourd’hui, les débats portent sur le périmètre et le champ des deux logiques qui cohabitent dans le système actuel. Cette guerre de territoire s’annonce féroce : l’un des scénarios envisagés par le gouvernement est celui d’un régime de base qui prendrait en charge plus de la moitié des remboursements actuellement assurés par les complémentaires. Au fond, la question est de mieux articuler les deux logiques. Cela suppose donc de clarifier ce qui revient à l’un et à l’autre. D’autant plus que le système actuel, construit comme une fusée à deux étages, présente des incohérences qu’il s’agirait de mettre au clair. Par exemple, pourquoi les lunettes sont-elles mieux remboursées par la Sécu que les soins dentaires ? N’est-ce pas aussi « un soin de base » ?

Le cœur des débats concerne toutefois des questions budgétaires : cette coexistence des deux logiques coûterait cher. Mais avant de se lancer dans des querelles de comptabilité, ce projet gouvernemental ne serait-il pas l’occasion de réfléchir aux soins de base et universels auquel chaque citoyen devrait avoir accès, et à la façon dont on les assure ? Derrière une bataille de chiffres se cache un débat important sur la sécurité collective de l’individu. Un débat dont Proudhon et Durkheim sont, en toile de fond, les protagonistes.


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