Publié le 11 décembre 2021
Malgré leur interdiction par la loi, les violences éducatives ordinaires assombrissent toujours la vie des plus jeunes. Et si l’heure de la révolte avait sonné ? se demande notre chroniqueur Nicolas Santolaria.
Cette façon d’user de manière anticipée de diplomatie n’est pas qu’un simple trait d’esprit. Elle traduit ce fond d’animalité qui court souterrainement dans tout rapport humain. Nos enfants ont beau être nos enfants, ils deviennent au bout d’un moment, après s’être enfilé des kilomètres de tartines au Nutella et des wagons de compote survitaminée, des individus susceptibles de nous casser la figure. Une fois que cette perspective se fait plus concrète, le comportement du parent change, s’orientant comme par enchantement vers une sorte de gandhisme éducatif. Celui qui gueulait comme un putois quelques mois plus tôt pour le moindre petit pois tombé sur la moquette prône désormais la paix et le dialogue.
L’enfant est bien souvent considéré comme un sous-individu, un être inaccompli qui ne saurait pas encore ce qui est bon pour lui
On retrouve cette même idée dans la dernière campagne de prévention des « violences éducatives ordinaires » (VEO). Dans le clip mis en ligne le 26 octobre par l’association StopVeo, un père de famille découvre que son fils vient de dessiner sur les murs. « Oh putain ! Léo, LÉO ! », se met-il à hurler, en balançant un coup de pied rageur dans le paquet de feutres qui a servi à transformer la descente d’escalier en réplique de la grotte d’Altamira. Mais alors qu’on l’imaginait percer le tympan de son enfant en le saturant de décibels, le papa, lorsqu’il déboule dans le salon, se met soudain à parler d’une voix de miel : « Euh, Léo, c’est très joli ce que tu as fait. Mais tu vois, le feutre, c’est très difficile à nettoyer sur la moquette et sur les murs. Regarde, tu peux dessiner là-dessus, c’est mieux parce qu’après on pourra les accrocher aux murs. Tu veux bien ? ! », dit le papa, en tendant une feuille de papier à son enfant.
Pourquoi un tel changement de ton ? Simplement parce que, dans le clip, le petit Léo a été remplacé par un grand Viking en pyjama, occupé à crayonner sur le tapis. La présence incongrue de cet enfant avec un corps d’adulte modifie immédiatement le comportement du père, qui devient plein de compréhension et de bienveillance. Oui, il y a là, face à lui, un potentiel de riposte musculaire qui invite immédiatement à la douceur, quelque chose qui n’est pas très loin de l’équilibre de la terreur dans la doctrine de la dissuasion nucléaire. « Et si on imaginait que nos enfants étaient plus forts que nous », propose le slogan, à l’issue de ce petit clip qui donne à réfléchir.
Verticalité vociférante
On peut effectivement appliquer cette gymnastique mentale à tout un tas de situations. Récemment, mon fils aîné est rentré d’une de ses activités en nous disant qu’un animateur lui avait asséné « un coup de dictionnaire sur la tête ». Le type (qui s’est excusé, en expliquant que Le Robert lui avait glissé des mains) aurait-il agi de la sorte s’il avait eu affaire à un gaillard à l’allure de pêcheur de la mer du Nord ? Très certainement que non. Me permettrais-je d’arracher le smartphone des mains de mes enfants s’ils avaient la carrure de Uini Atonio, le colosse de l’équipe de France de rugby ? C’est peu probable. Cette dissymétrie dans le rapport humain n’a pas que le différentiel de force physique pour moteur. Il y a aussi l’idée d’une hiérarchie statutaire où, parce qu’il rapporte la pitance, le parent s’imagine qu’il occupe le sommet de l’organigramme familial – et qu’il a tous les droits.
Quand on creuse un peu, on s’aperçoit que l’enfant est bien souvent considéré comme un sous-individu, un être inaccompli qui ne saurait pas encore ce qui est bon pour lui (oui, les épinards, le silence et le solfège). En conséquence, il se devrait d’obéir aveuglément à l’adulte clairvoyant qui lui apprend la vie à l’impératif : « mange », « range », « ferme ». Solidement ancrées dans les esprits, ces conceptions archaïques qui ne voient l’autorité qu’en termes de verticalité vociférante expliquent en partie la perpétuation des violences éducatives ordinaires, pourtant interdites par la loi du 10 juillet 2019.
Si les claques, les fessées, les humiliations et le chantage affectif perdurent, c’est que ces méthodes coercitives ont, à l’instar des violences touchant d’autres catégories de population, un caractère qui dépasse la simple dimension individuelle. « Il s’agit bien d’une violence systémique, relevant d’une logique de domination des adultes vis-à-vis des enfants. Ce système de domination apparaît d’autant plus difficile à déconstruire qu’il est considéré par la société comme normal, voire naturel. Ce schéma de pensée influence notre rapport au monde, notre rapport aux autres, notre rapport à nous-même, entretenant les mécanismes de la violence. A noter qu’il est particulièrement à l’œuvre dans les affaires de pédocriminalité et d’inceste (soumission inconditionnelle à l’autorité de l’adulte, enfants qui ne sont pas écoutés, pas crus…) », peut-on lire sur le site de l’Observatoire de la violence éducative ordinaire. Le rapport Sauvé, sur l’ampleur des abus sexuels subis par les plus jeunes dans l’Eglise, ne dit pas autre chose.
« Douces violences »
N’ayant pas la force physique de se défendre, les enfants n’ont pas non plus la capacité de se constituer en groupe de pression contestataire. Imaginez pourtant la portée qu’aurait un #metoo des enfants. Si les violences faites aux femmes sont devenues soudain visibles grâce aux mouvements de mobilisation sur les réseaux sociaux, une version enfantine de ce soulèvement numérique aurait des conséquences au moins aussi bouleversantes. Nous prendrions alors conscience, par l’effet des témoignages accumulés, de la maltraitance chronique subie par les plus jeunes, encore accentuée par la situation pandémique. Une étude publiée dans la revue Child Abuse & Neglect le 28 août 2021 par des chercheurs de l’université de Dijon et du Centre de recherche en épidémiologie et santé des populations Paris-Saclay de l’Inserm montre que l’hospitalisation des enfants de 0 à 5 ans victimes de maltraitance physique sévère a connu une augmentation de 50 % pendant le premier confinement.
Mais la taloche qui fracture la mâchoire ou le secouage de bébé ne sont pas les seules causes des traumatismes subis. Plus pernicieuses, les « douces violences » désignent, sous l’oxymore, ces attitudes a priori sans conséquences qui chosifient les plus jeunes. Lorsqu’un parent colle une étiquette à son enfant (« Oh, de toute façon, Lucas, il traîne toujours des pieds »), le culpabilise (« Regarde, tu as encore fait pleurer papa, c’est pas gentil ! »), le presse ( « Noémie, on va encore être en retard au piano, avale-moi cette compote fissa ! »), nie sa corporéité en intervenant de manière intrusive (« Allez, on mouche ce vilain nez tout gluant »), ces paroles et comportements dévalorisants, notamment lorsqu’ils sont réitérés, sont susceptibles d’endommager, à la longue, l’estime de soi. S’il vous prend l’envie de tirer un peu trop vigoureusement la génération montante par le bras, imaginez-vous alors que vous avez affaire non à une poupée de chiffon, mais à la cousine ou au cousin de Sébastien Chabal.
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