par Alain Auffray publié le 18 décembre 2021
«Salutations libertaires», écrivait Gabriel Cohn-Bendit, dit Gaby, au bas des innombrables tribunes et pétitions qu’il aura signées, notamment dans Libération, au cours des quatre dernières décennies. Brièvement communiste, longtemps écologiste, infatigable défenseur de l’innovation pédagogique, il est décédé ce vendredi, à l’âge de 85 ans. Le Lycée expérimental de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), fondé en 1982, et le Groupement des retraités éducateurs sans frontières, créé dix ans plus tard, comptent parmi les principales initiatives de cet infatigable militant associatif.
Il n’est pas pour rien non plus dans le parcours de son célèbre frère cadet Daniel, dit Dany, enfant de la Libération né en avril 1945 à Montauban. Gaby, lui, voit le jour en 1936 à Montrouge. Comme son amie Hannah Arendt, son père Erich Cohn-Bendit, intellectuel et communiste juif allemand, a fui l’Allemagne nazie trois ans plus tôt, après l’incendie du Reichstag, pour s’installer à Paris.
Au milieu des années 50, le parcours militant du jeune Gaby, étudiant en philosophie, commence par une brève adhésion au PCF, qu’il quitte dès 1956. Farouchement anti-stalinien, il rejoint le groupe «Socialisme ou barbarie» de Claude Lefort et Cornélius Castoriadis. On y dénonce l’exploitation et un «capitalisme d’Etat» pratiqué en URSS et dans tous les pays prétendument «socialistes».
Militant écolo critique
Sa vraie bataille, celle de l’Education nationale, commence au début des années 60. «J’ai découvert des enseignants crispés sur leurs acquis qui assassinaient le bonheur d’apprendre avec des cours magistraux chiants à mourir», racontera-t-il à Libération. Professeur d’allemand adepte de la pédagogie Freinet, il refuse le système avec ses notes, ses sanctions, ses classements. Il dirige un temps l’Ecole émancipée, courant d’extrême gauche de la Fédération de l’Education nationale dont il s’éloignera au début des années 70, lassé par les querelles de chapelles trotskistes et non trotskistes. Entre-temps, il a retrouvé son petit frère, venu étudier en France en 1966, après sa scolarité en Allemagne. Gaby présentera Dany à ses copains libertaires… avec les conséquences que l’on sait.
A bonne distance l’un de l’autre, les deux Cohn-Bendit poursuivront, au fil des décennies, leur compagnonnage politique. En 1978, l’aîné, de nationalité française, fait campagne pour la levée de l’interdiction de séjour dans l’Hexagone du «juif-allemand» Cohn-Bendit, expulsé dix ans plus tôt par le pouvoir gaulliste.
En 1999, c’est encore lui, le truculent prof à grande barbe rousse, qui prépare le terrain pour l’atterrissage politique de Dany. C’est chez son grand frère, à Saint-Nazaire, que le candidat tiendra son premier meeting de tête de liste des Verts aux européennes de 1999. Imprévisible, Gaby est parfois difficile à suivre dans ses choix politiques. Militant écolo, il cogne souvent très fort contre sa direction du parti, notamment contre «le politburo» de Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé. Fin 2015, le libéral-libertaire ira même, par goût de la provocation, jusqu’à appeler ses «amis» à voter Juppé en 2016 à la primaire de la droite.
Pour le droit à l’expérimentation pédagogique
Sur les questions de politique éducative, il est en revanche prévisible et beaucoup plus constant. Dans les archives de Libé, on retrouve plus d’une vingtaine de tribunes qui défendent le droit à l’expérimentation pédagogique. Rares sont les ministres de l’Education qui n’ont pas eu droit à leur lettre ouverte dénonçant les insuffisances de «ces établissements scolaires qui fabriquent des moutons ou des casseurs».
La première remonte à 1981. Adressé à Savary, premier ministre de l’Education de François Mitterrand : «Permets-moi, camarade-ministre de poser un problème […], celui de tous ces jeunes qui aujourd’hui ne supportent absolument plus le système scolaire», écrit Gaby Cohn-Bendit. Tel qu’il est formé, le corps enseignant est selon lui hors d’état de faire face à ce défi. La réponse ne peut être que dans des expérimentations qu’il qualifie lui-même de «marginales». «Laissez-nous chercher, inventer. Nos échecs, mais aussi nos réussites, seront profitables à tous», conclut-il. Message reçu : en février 1982, le Lycée expérimental de Saint-Nazaire est ouvert à tous les décrocheurs. Les élèves ne viennent qu’aux cours qui les intéressent, ils font le ménage, la cuisine, etc. Certains arrivent à décrocher le bac. Cohn Bendit encaisse la fureur des vigies de l’école républicaine qui ne supportent pas ce «bordel anarcho-subversif» autogéré.
Les autres tribunes aux ministres resteront lettres mortes. En 1996, le pédagogue barbu tente d’expliquer à François Bayrou, ministre de Chirac, qu’il faut inventer «un tout nouveau métier» pour «éduquer les enfants de la crise, du chômage et du mal-être des banlieues». Il n’aura pas plus de succès en 2012 avec Vincent Peillon, ministre de Hollande : «Vous avez dit que vous vouliez refonder l’école. Il […] existe des enseignants qui sont prêts à se lancer dans cette refondation, permettez-leur de se regrouper.»
Contre «la tyrannie du coït»
Parmi les nombreux textes que le prof retraité a adressé àLibération, l’un des plus savoureux dénonçait, en 1998, l’apparition du Viagra et «la tyrannie du coït». Dans un élan furieusement post soixante-huitard, il partait en guerre contre la bandaison, convoquant la Domination masculine de Bourdieu et le fameux Nouveau Désordre amoureux de Bruckner et Finkielkraut. «J’annonce la bonne nouvelle : l’orgasme masculin et féminin est possible sans coït, et à la portée de tous et de toutes. […] Le Viagra, on s’en fout», proclamait le professeur retraité.
Libertaire, minoritaire, marginal : le jovial Gaby Cohn-Bendit aura toute sa vie cultivé et revendiqué ces qualificatifs. Au point, parfois, de s’égarer dangereusement. Au nom du combat pour la liberté d’expression, il publie en 1979 un texte expliquant qu’il ne faut pas censurer Robert Faurisson, l’homme qui conteste l’existence des chambres à gaz. Tout en soulignant «la réalité incontestable et abominable» du génocide juif, celui qui fut, enfant, caché sous une fausse identité pour échapper aux rafles, ira jusqu’à suggérer que le négationniste n’avait peut-être pas tout à fait tort. Il s’excusera peu après. Pour tenter d’expliquer l’égarement de son aîné, Dany Cohn-Bendit pointera sa fâcheuse propension à «toujours chercher une vérité de l’autre côté».
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