Par Léa Iribarnegaray Publié le 12 décembre 2021
Relayé sur les réseaux sociaux, le mouvement « no bra » (« sans soutien-gorge »), qui encourage à renoncer à ce sous-vêtement, trouve de plus en plus d’écho chez les jeunes femmes, entre quête de confort et revendications féministes.
« Couvrez ce sein que je ne saurais voir » s’offusque l’hypocrite Tartuffe en tendant un mouchoir à Dorine. La gouvernante réplique : « vous êtes donc bien tendre à la tentation ». Visionnaire, le Tartuffe de Molière ! Trois cent cinquante ans après, les jeunes femmes ont pris le parti de Dorine. La poitrine s’affranchit du regard et envoie valser les jugements moraux des uns et des autres. Dans le sillage des féministes des années 1960 qui avaient fait du soutien-gorge le symbole d’une oppression, certaines se montrent davantage telles qu’elles sont, la poitrine libérée des balconnets.
Gala Avanzi, 31 ans, a abandonné armatures et bretelles il y a cinq ans, en découvrant une vidéo YouTube sur le mouvement « no bra » (« pas de soutien-gorge »). Comme pour beaucoup, son argument premier était le confort. Le discours militant est venu plus tard. « En fait, ça me faisait mal, et je n’avais jamais questionné cette douleur, raconte-t-elle. Je n’ai pas souffert du regard des autres, mais le mien était façonné par une certaine représentation de la femme dans la publicité. J’ai dû m’habituer à ma nouvelle silhouette, avec des seins plus petits qui m’avaient fait complexer. » Pour les adeptes du « no bra », il s’agit de faire d’une pierre deux coups : s’émanciper des diktats et travailler à une meilleure acceptation de soi.
L’autrice de l’ouvrage No Bra (Flammarion, 220 pages, 17,90 euros) et fondatrice du compte Instagram @sorcieretamere – près de 80 000 abonnés – dénonce depuis les injustices subies par les femmes : « Il faudrait rentrer dans une case, avoir des seins parfaits, uniformes, ronds, bien remontés, ni trop gros ni trop petits… Le soutien-gorge les rend socialement acceptables, gomme les tétons et les imperfections : le retirer permet de sortir de toutes ces injonctions. »
« Body positive »
Le mouvement rencontre aujourd’hui un écho grandissant grâce aux réseaux sociaux, notamment sur Instagram, à travers une multitude de comptes féministes prônant le « body positive », où les corps s’exhibent et s’assument au naturel. Les poils, la cellulite et les vergetures cohabitent avec des poitrines de toutes les formes, tailles et couleurs. Le « no bra » n’a rien d’accessoire, selon ses sympathisantes : en plus de représenter un gain de confort et d’argent, il enrichit d’autres luttes, aide à dénoncer le sexisme, l’hypersexualisation de la femme, et même la « culture du viol ».
C’est depuis le premier confinement, en mars 2020, que la chose a pris de l’ampleur parmi la jeune génération, dans la lignée du « no make-up » (« pas de maquillage »), du « no poo » (« pas de shampooing ») et autres « no shave » (« pas de rasage ou d’épilation »). L’Institut français d’opinion publique (IFOP) a mené une enquête auprès de plus de 3 000 internautes, pour le compte d’une entreprise de sexe virtuel. Résultat : une jeune femme de moins de 25 ans sur six (18 %) ne porte jamais de soutien-gorge, soit une proportion quatre fois supérieure à celle mesurée avant le confinement (4 %). L’ensemble des femmes de 18 ans et plus sont, quant à elles, passées seulement de 3 % à 7 %.
Les jeunes se distinguent aussi par les motifs qui ont dicté leur choix : elles sont 32 % à revendiquer « le souhait de lutter contre la sexualisation des seins féminins qui impose de les cacher au regard d’autrui », contre 15 % des femmes de 18 ans et plus. François Kraus, directeur du pôle genre, sexualités et santé sexuelle de l’IFOP, estime que le « no bra » a le mérite « de mettre en lumière les limites de la liberté vestimentaire des femmes dans une société où l’hypersexualisation des poitrines féminines les surexpose encore à des formes de harcèlement ou de rappels à l’ordre ».
« On se charge quotidiennement de nous rappeler que les tétons restent scandaleux, comme en témoigne cet odieux partage établi par Instagram entre torses masculins autorisés et bustes féminins interdits », analyse la philosophe Camille Froidevaux-Metterie
Plus exposées au harcèlement de rue, les plus jeunes femmes semblent avoir « intériorisé les risques à ne pas couvrir leur poitrine – et notamment leurs tétons – en public », fait valoir l’étude. Regards concupiscents, remarques gênantes et insultes sexistes, attouchements : une partie d’entre elles ont déjà subi des violences. « Dès 12-13 ans, elles ont conscience qu’on sexualise leur corps et veulent qu’on leur fiche la paix », relève Gala Avanzi, qui reçoit chaque jour d’innombrables témoignages.
C’est le cas de Ketylaure, 18 ans, étudiante en première année de licence option accès santé (L.AS) à l’université de Caen. La jeune femme qui, pour l’instant, veut devenir gynécologue, a commencé le « no bra » au collège, à Deauville, « d’abord avec des gros pulls en laine, par peur du regard des autres, et maintenant avec des petits hauts près du corps ». Sauf les jours où elle traverse seule le quartier de la gare à pied : là, Ketylaure remet un soutien-gorge, taille 90C. « C’est comme une sécurité quand il y a des personnes un peu bizarres, lâche-t-elle. En particulier l’été, si j’ai juste un tee-shirt. Il m’est arrivé un truc à la rentrée, surtout des gestes et des regards, et je me suis dit “plus jamais”. »
Encore lycéenne en 2020, Ketylaure avait contribué au mouvement #lundi14septembre, jouant la provocation pour protester contre les discriminations sur les tenues vestimentaires : « J’avais mis un crop top [tee-shirt au-dessus du nombril] en lycra hypermoulant, je veux pouvoir porter ce que je veux », revendique celle qui suit depuis peu le collectif féministe #noustoutes sur Facebook, pour « dire stop » aux violences sexistes et sexuelles.
Célia Lépine, elle, participe à des collages féministes dans les rues de Lille, entre deux sessions de roller au skatepark. « No bra » depuis ses 17 ans, cette étudiante en BTS commerce international a maintenant 20 ans et une certaine addiction aux podcasts féministes. « Au début, je m’intéressais aux Femen qui affichaient leurs seins. Je voyais que cette partie du corps était politique et qu’elle pouvait déranger : moi aussi je voulais déranger, raconte-t-elle. Et ça n’a pas manqué ! » A l’époque, toujours chez ses parents dans la campagne vosgienne, Célia se prend « des tonnes de remarques ». « Une amie m’a sorti que “c’était trop la honte…” Mon père m’a dit : “Ne viens pas te plaindre si tu te fais agresser !” Du coup, j’ai continué. »
Censure et « male gaze »
Outre les conflits dans la vraie vie – le plus souvent entre générations, avec les parents ou l’institution scolaire –, la censure se poursuit sur les réseaux sociaux. « Si nous l’avions oublié, on se charge quotidiennement de nous rappeler que les tétons restent scandaleux, comme en témoigne cet odieux partage établi par Instagram entre torses masculins autorisés et bustes féminins interdits », analyse la philosophe Camille Froidevaux-Metterie dans son ouvrage Seins. En quête d’une libération (Anamosa, 2020). Gala Avanzi dénonce quant à elle une « hypocrisie violente », constatant que le hashtag #nobra est censuré depuis des mois, alors que le téton masculin ne pose aucun problème à l’algorithme d’Instagram.
Vu par le male gaze (le regard masculin, d’abord théorisé pour le cinéma), la poitrine reste cantonnée à un objet de désir, à cacher ou à mettre à nu selon les contextes. Pour celles qui pratiquent le « no bra », l’idée est de se réapproprier son corps et d’avoir le choix d’en faire, ou non, un lieu de plaisir. Quitte à porter, de temps à autre, de la lingerie jolie et sexy. « Ce n’est pas mal !, rappelle Gala Avanzi. Il ne faut pas que ne pas en mettre devienne une nouvelle injonction. »
Cette nuance, les marques l’ont bien comprise. D’abord parce que le premier soutien-gorge continue de représenter un rite de passage au sortir de l’enfance. « Le port du soutien-gorge est au moins aussi important symboliquement que l’apparition des seins »,écrit encore Camille Froidevaux-Metterie.
Marie-Cécile Hardy, écoféministe de 26 ans, se souvient de ce moment de la puberté : « Moi, je n’ai pas eu le choix, il fallait en mettre. » Adepte des push-up et des décolletés pendant ses années lycée, elle se devait de ressembler aux « filles généreuses ». Aujourd’hui, il lui arrive de remettre une petite brassière – « sous un haut blanc, ça peut être rassurant d’avoir un morceau de tissu au cas où », et pour faire du sport.
Liberté et innovation
Plutôt que de disparaître, le soutien-gorge se transforme. Fini les coques rembourrées et rigides, la dentelle souple et le coton douillet reviennent en force. « Nous ne découpons plus notre offre par tranches d’âge mais par destinations, explique Patricia Tranvouëz, directrice générale d’Etam, leader de la lingerie en France. Pour les femmes qui ont envie d’être sexy, naturelles, sportives, confort, d’autres qui ne veulent parler que microfibres et invisible… Et, selon l’humeur, on peut en changer trois fois par jour ! »
Il s’agit alors d’adapter ses sous-vêtements à son état d’esprit. Marlie, 18 ans, en études de design à Nantes, se présente comme« non binaire » et alterne « des périodes très masculines et des périodes très féminines » : « Pendant mes phases masculines, c’est insupportable de porter un soutien-gorge, je mets plutôt un binder [brassière compressive qui donne l’impression d’un torse plat]. Le reste du temps, avec mon bonnet E, je dois mettre de la lingerie spécialisée, toujours avec des armatures, des petites fleurs… Le “no bra” reste le plus confortable, le confinement a vraiment amplifié ce phénomène pour moi. »
La désaffection des clientes pour les soutiens-gorge à armatures et push-up est visible dans les chiffres : « C’est une tendance de fond. En deux ans, les ventes sont passées de 60 % à 40 % sur ces produits-là, note Patricia Tranvouëz. Les femmes nous disent : “Nous ne voulons plus être entravées”. Nous leur répondons en retravaillant les matières, l’architecture, les élastiques… On doit réussir à maintenir sans armature, sans bonnet, sans que les bretelles ne serrent, avec une liberté de corps absolue. »
Samantha Montalban, 30 ans, s’en félicite. Cofondatrice de la marque de lingerie Mina Storm, cette diplômée de Dauphine a eu le nez creux dès 2016. Sa « mission » : proposer une alternative ultraconfortable à celles qui voudraient se libérer du soutien-gorge. « Le crash-test, c’est moi. Je ne supporte rien ! », s’amuse celle qui s’en est débarrassée depuis des années. D’où la création d’un « No Bra Top », à mi-chemin entre un débardeur court et une brassière en matière tonique – pour « soutenir le buste, mais ne rien porter ». « Quand on a commencé, on était l’ovni de la lingerie », raconte Samantha Montalban. Depuis, Etam a lancé son « 24 H Bra », présenté comme une « brassière cache-cœur, sensation no bra ». Un business florissant : très vite, l’article a été en rupture de stock.
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