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mardi 14 décembre 2021

Claude Lévi-Strauss : « Le Père Noël se rattache aux rites de passage et d’initiation »

Publié le 23 décembre 2017

Dans un texte de 1952, « Le Père Noël supplicié », dont « Le Monde » publie des extraits, l’anthropologue analyse cette « divinité d’une classe d’âge ».

Un texte paru dans « Les Temps modernes »

Accusé d’hérésie par une partie du clergé dijonnais qui reprochait au Père Noël de « paganiser » la fête de la Nativité, l’une de ses effigies fut pendue et brûlée publiquement sur le parvis de la cathédrale de Dijon, le 23 décembre 1951. Les débats furent intenses dans une société française alors en pleine mutation. Claude Lévi-Strauss se saisit de cette polémique pour en faire une subtile analyse anthropologique, intitulée « Le Père Noël supplicié », qu’il publia dans la revue Les Temps modernes,alors dirigée par Jean-Paul Sartre. Car le Père Noël fut autant critiqué pour son hérésie supposée et son caractère mensonger que pour le symbole de l’américanisation et de la marchandisation qu’il incarnait.

Les éditions du Seuil ont publié cet article en 2013 en ouverture du volume posthume de textes du maître de l’anthropologie structurale, Nous sommes tous des cannibales, puis, en 2016, dans une édition à part, Le Père Noël supplicié (80 pages), dont nous publions un extrait avec leur aimable autorisation. Un modèle d’anthropologie de l’actualité, qui éclaire aujourd’hui encore la permanence d’une croyance, signé de l’homme qui occupa la chaire d’anthropologie sociale au Collège de France de 1959 à 1982, et fut élu membre de l’Académie française en 1973.


Le Père Noël est vêtu d’écarlate : c’est un roi. Sa barbe blanche, ses fourrures et ses bottes, le traîneau dans lequel il voyage, évoquent l’hiver. On l’appelle « Père » et c’est un vieillard, donc il incarne la forme bienveillante de l’autorité des anciens. Tout cela est assez clair, mais dans quelle catégorie convient-il de le ranger, du point de vue de la typologie religieuse ? Ce n’est pas un être mythique, car il n’y a pas de mythe qui rende compte de son origine et de ses fonctions ; et ce n’est pas non plus un personnage de légende, puisque aucun récit semi-historique ne lui est attaché.

En fait, cet être surnaturel et immuable, éternellement fixé dans sa forme et défini par une fonction exclusive et un retour périodique, relève plutôt de la famille des divinités ; il reçoit d’ailleurs un culte de la part des enfants, à certaines époques de l’année, sous forme de lettres et de prières ; il récompense les bons et prive les méchants. C’est la divinité d’une classe d’âge de notre société (classe d’âge que la croyance au Père Noël suffit d’ailleurs à caractériser), et la seule différence entre le Père Noël et une divinité véritable est que les adultes ne croient pas en lui, bien qu’ils encouragent leurs enfants à y croire et qu’ils entretiennent cette croyance par un grand nombre de mystifications.

Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. A cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passages et d’initiation. (…) Parfois, ces rites ressemblent de façon surprenante à ceux que nous examinons en ce moment.

Les katchinas des Indiens

Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchinas des Indiens du sud-ouest des Etats-Unis ? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres ; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. (…)

« Rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance »

Il est bien certain que rites et mythes d’initiation ont, dans les sociétés humaines, une fonction pratique : ils aident les aînés à maintenir leurs cadets dans l’ordre et l’obéissance. Pendant toute l’année, nous invoquons la visite du Père Noël pour rappeler à nos enfants que sa générosité se mesurera à leur sagesse ; et le caractère périodique de la distribution des cadeaux sert utilement à discipliner les revendications enfantines, à réduire à une courte période le moment où ils ont vraiment droit à exiger des cadeaux. (…)

Or, il est un aspect fort important des rituels d’initiation auquel on n’a pas toujours prêté une attention suffisante, mais qui éclaire plus profondément leur nature que les considérations utilitaires évoquées au paragraphe précédent. Prenons comme exemple le rituel des katchinas propre aux Indiens Pueblo, dont nous avons déjà parlé. Si les enfants sont tenus dans l’ignorance de la nature humaine des personnages incarnant les katchinas, est-ce seulement pour qu’ils les craignent ou les respectent et se conduisent en conséquence ? Oui, sans doute, mais cela n’est que la fonction secondaire du rituel ; car il y a une autre explication, que le mythe d’origine met parfaitement en lumière.

Les morts sont les enfants

Ce mythe explique que les katchinas sont les âmes des premiers enfants indigènes, dramatiquement noyés dans une rivière à l’époque des migrations ancestrales. Les katchinas sont donc, à la fois, preuve de la mort et témoignage de la vie après la mort. Mais il y a plus : quand les ancêtres des Indiens actuels se furent enfin fixés dans leur village, le mythe rapporte que les katchinas venaient chaque année leur rendre visite et qu’en partant ils emportaient les enfants. Les indigènes, désespérés de perdre leur progéniture, obtinrent des katchinas qu’ils restassent dans l’au-delà, en échange de la promesse de les représenter chaque année au moyen de masques et de danses.

Si les enfants sont exclus du mystère des katchinas, ce n’est donc pas d’abord, ni surtout, pour les intimider. Je dirais volontiers que c’est pour la raison inverse : c’est parce qu’ils sont les katchinas. Ils sont tenus en dehors de la mystification parce qu’ils représentent la réalité avec laquelle la mystification constitue une sorte de compromis. Leur place est ailleurs : non pas avec les masques et avec les vivants, mais avec les dieux et avec les morts ; avec les dieux qui sont les morts. Et les morts sont les enfants. Nous croyons que cette interprétation peut être étendue à tous les rites d’initiation, et même à toutes les occasions où la société se divise en deux groupes. (…)

Interrogeons-nous sur le soin tendre que nous prenons du Père Noël ; sur les précautions et les sacrifices que nous consentons pour maintenir son prestige intact auprès des enfants. N’est-ce pas qu’au fond de nous veille toujours le désir de croire, aussi peu que ce soit, en une générosité sans contrôle, une gentillesse sans arrière-pensée ; en un bref intervalle durant lequel sont suspendues toute crainte, toute envie et toute amertume ?

« Les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre »

Sans doute ne pouvons-nous partager pleinement l’illusion ; mais ce qui justifie nos efforts, c’est qu’entretenue chez d’autres, elle nous procure au moins l’occasion de nous réchauffer à la flamme allumée dans ces jeunes âmes. La croyance où nous gardons nos enfants que leurs jouets viennent de l’au-delà apporte un alibi au secret mouvement qui nous incite, en fait, à les offrir à l’au-delà sous prétexte de les donner aux enfants. Par ce moyen, les cadeaux de Noël restent un sacrifice véritable à la douceur de vivre, laquelle consiste d’abord à ne pas mourir.


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