Entretien
Comment « être écologique » aujourd’hui ? La réponse proposée par le philosophe Timothy Morton dans Être écologique (Zulma, 2021) est aussi simple que déconcertante : pas besoin de le devenir, nous le sommes déjà ! Mais cette réalité première est occultée par les mécanismes, les automatismes morbides de notre vision du monde, qui encourage la survie au détriment de la vie.
Ce livre est « inutile », dites vous d’emblée. Pourquoi ?
Timothy Morton : Ce livre est parti d’une volonté de parler aux gens qui n’en ont rien à faire de l’écologie. Ou du moins qui disent n’en avoir rien à faire. Bien souvent, notre indifférence est le signe paradoxal de ce dont nous nous soucions sans nous l’avouer. La plupart des discours écologiques ne se posent pas vraiment la question de savoir comment parler, comment communiquer, comment écouter, aussi, les gens à qui l’on parle. Ils se contentent de déverser une quantité astronomique de données inquiétantes – vous n’en trouverez presque pas dans mon livre –, ce qui suscite beaucoup d’anxiété et de culpabilité. Dans ces conditions, il n’est pas si étonnant que beaucoup de gens ne s’intéressent pas au discours écologique. Parler ne suffit pas, les idées ne s’imposent pas d’emblée. Il faut prendre en compte les innombrables effets secondaires de ce que nous disons.
Parmi les effets secondaires, il y a la paralysie, n’est-ce pas ? Nous semblons incapable d’agir contre la crise écologique, alors même que nous nous sentons l’obligation de le faire…
En un sens, oui. Mais nous avons aussi construit cette terreur, ce choc qui nous tétanise et nous empêche d’agir. Notre nous représentons la crise écologique comme quelque chose au devant de nous, en interposant entre elle et nous une quantité infinie de données. Nous vivons dans un dépotoir d’informations. Les médias sont envahis de données brutes, que le spectateur ou le lecteur aura la charge d’interpréter pour en faire des faits. C’est une manière de nous détourner, de nous divertir de ce que nous éprouvons vraiment, et que nous ne voulons pas voir. Nous nous représentons des images d’effondrement, de désastre – un monde noyé dans les eaux ou dans les flammes, où l’homme aura disparu. Mais, pour cette raison, nous ne saisissons pas ce que nous éprouvons vraiment au cœur la crise que nous vivons actuellement : l’angoisse.
“Notre monde est déjà mort, où du moins il est en train de mourir. Et nous faisons beaucoup d’efforts pour recouvrir, pour occulter cette angoisse sous le masque de la peur”
Et pas la peur ?
La peur, la terreur, est une projection vers le futur. Nous nous représentons un objet qui approche et nous terrifie. L’angoisse au contraire n’a pas d’objet. Elle est déjà là, en un sens. L'angoisse naît, comme le montre Heidegger, d'un enrayement qui fait vaciller le réseau de significations qui, pour nous, constituent le monde. Nous ne pouvons pas la mettre à distance, parce que nous ne pouvons pas comprendre exactement ce qui nous arrive. C’est ce que nous vivons aujourd’hui avec la crise écologique. Notre monde est déjà mort, où du moins il est en train de mourir. La fin de notre monde – celui de l’Anthropocène – n’est pas un événement au-devant de nous. Le sol se dérobe sous nos pieds. Quelque chose ne fonctionne plus. Mais nous ne comprenons pas exactement ce qui se passe aux différentes échelles. La science, bien sûr, nous aide à saisir ce qui est en train de se produire. Mais la science ne délivre pas des vérités absolues. Elle est statistiquement vraie, ce qui n’exclut pas une part d’incertitude, d’indétermination. Le climat n’est pas un objet dont nous pourrions faire le tour – c’est ce que j’ai essayé de penser avec la notion d’hyper-objet [réalités qui, par leur échelle spatiale et temporelle démesurée, échappent à notre emprise et à notre compréhension]. Nous faisons beaucoup d’efforts pour recouvrir, pour occulter cette angoisse sous le masque de la peur. Comme dans le syndrome de stress post-traumatique, nous essayons de nous installer, par le rêve, dans une situation antérieure à l’événement traumatique pour éprouver notre capacité à l’anticiper. À ceci près que pour nous, l’événement traumatique n’est pas passé, il continue de se produire. J’essaie, au contraire, de revenir de la peur anticipatoire à l’angoisse, pour voir ce que nous pouvons en faire.
Votre livre s’intitule, précisément, Être écologique. Quel sens donnez-vous à cette formule ?
Être écologique – qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? À mon sens, se poser la question, c’est déjà l’être. Un peu comme ce que vous éprouvez lorsque vous devenez parents : vous vous demandez comment l’être… jusqu’au jour où vous réaliser que, de toutes façons, quoi que vous fassiez, vous l’êtes déjà pour votre enfant ! Être écologique n’est pas une conversion religieuse quasi impossible à effectuer. En tant qu’être vivant, vous appartenez déjà à la biosphère, vous tissez des liens avec le monde. Mon livre se conclut sur ces mots : « Vous respirez de l’air, votre microbiome bactérien bourdonne, l’évolution se déroule silencieusement en arrière-plan. Quelque part, un oiseau chante et les nuages passent au-dessus de nos têtes. Vous fermez ce livre et vous regardez autour de vous. Vous n’avez pas besoin d’être écologique. Parce que vous l’êtes déjà. » C’est un plaisir, une joie, que nous pouvons découvrir en assumant notre angoisse. “Nous valorisons la difficulté beaucoup plus que la simplicité. Notre monde dysfonctionne en profondeur, mais nous le rafistolons pour qu’il continue, tant bien que mal, sa marche comme un zombie”
Pourquoi ne parvenons-nous pas à renoncer à ce monde qui est en train de mourir ?
Nous nous cramponnons, coûte que coûte, à l’illusion destructrice dans laquelle nous vivons. Il est évidemment difficile de se défaire de ce à quoi nous avons été habitués. Mais rester attaché à ces illusions est, à mes yeux, encore plus épuisant. D’une certaine manière, je crois que nous tirons une sorte de sentiment de valorisation de tous ces efforts que nous mettons à entretenir l’idée que nous sommes séparés du monde et des autres vivants. L’accepter serait trop simple. Nous ne pourrions en tirer aucune fierté. Nous valorisons la difficulté beaucoup plus que la simplicité. Notre monde dysfonctionne en profondeur, mais nous le rafistolons pour qu’il continue, tant bien que mal, sa marche comme un zombie. Nous continuons de détruire la nature. Nous sommes enfermées dans des logiques mécanistes, dans des automatismes. La répétition est une force très puissante, en particulier dans les moments de panique.
C’est-à-dire ?
Dans la panique, nous nous mettons, mécaniquement à accumuler tout et n’importe quoi. Nous l’avons vu avec la pandémie ! Nous remplissons nos cadres compulsivement, frénétiquement. C’est une exagération des traits de la société de consommation. Nous reproduisons, en un sens, le geste même du capitalisme qui est une des causes essentielles de la crise que nous vivons : l’accumulation primitive, l’empilement de ressources, richesse, sans fin, sans but. Nous créons des piles toujours plus hautes, pour nous sécuriser alors que nous perdons le contrôle. Cette tension vers l’illimitée a façonné notre monde moderne et est aujourd’hui exacerbée par la crise écologique. Elle est comme encodée dans nos comportements et nourrit une logique de survie, qui est en fait un mode d’existence dominé par la pulsion de mort. Dans la survie, nous voulons seulement nous maintenir à tout prix, au détriment de tous les autres, mais aussi au détriment de nous-mêmes, car la survie nous oblige à sacrifier ce que serait une vie vraiment épanouie, reliée aux autres, et ouverte à sa propre finitude.
Cette tension est déterminante pour comprendre notre situation ?
La tension est sans doute particulièrement forte aujourd’hui entre les forces de mécanisation et l’élan de la vie. La mécanisation est une répétition du passée – « Make America Great Again ». La vie, au contraire, est une palpitation, une fibrillation, une vibration, un mouvement qui vient de la vie elle-même. Être, simplement, en vie est une forme de danse. C’est une forme de danse, un processus créatif incertain, grâce auquel un futur ouvert se déploie. Allons-nous laisser ce futur se déployer ? Les résistances sont innombrables. Laisser la vie suivre son cours, la laisser vibrer au contact de l’angoisse, c’est la laisser faire des erreurs, connaitre des échecs. Autant de choses que nous n’admettons pas vraiment, dans nos représentations dominées par l’efficience. Mais l’efficacité est, précisément, une partie du problème ! La majorité des discours écologiques pensent sur le mode de l’efficacité de ce qu’il faut faire, alors même que la pensée de l’efficacité participe de la mécanisation de la vie, de l’emprisonnement de sa force créatrice. Je ne dis absolument pas qu’il ne faut rien faire, au contraire. Mais il est plus essentiel que jamais de ressentir, d’éprouver pourquoi nous agissons, et non de nous engager tête baissée dans des logiques automatiques de survie qui nourrissent notre sentiment de toute-puissance et de séparation d’avec les autres vivants. Vivre, simplement vivre, suppose de prendre conscience de ce qui nous relie toujours déjà avec ces autres êtres, des relations de symbioses que nous entretenons avec eux. La vie est indissociable de ce mélange inquiétant.
“Vivre, c’est accepter la mort qui est en nous. Survivre, c’est au contraire chercher à exorciser sans cesse cette mort”
Pourquoi « inquiétant » ?
Dans la rencontre, dans la coopération, dans la symbiose, vous êtes obligés d’accepter une part d’imprévu. Vous ne savez pas exactement, au départ, ce qui ressortira de ce lien que vous tissez avec l’autre. Est-il en train de m’empoisonner ? Suis-je englué dans une relation toxique ? Cette relation va-t-elle finir par me détruire ? Suis-je, déjà, en train de mourir sans le savoir ? Nous avons besoin de cette exposition à l’autre et à l’incertitude pour vivre vraiment, pour éprouver le plaisir de vivre. Vivre, c’est accepter la mort qui est en nous. Survivre, c’est au contraire chercher à exorciser sans cesse cette mort.
L’écologie a un problème avec le plaisir ?
Certainement, l’écologie fait assez peu de place, en général, au plaisir. Elle accrédite, au fond, une vision philosophique très ancienne : tout allait bien tant que les hommes n’avaient que des besoins, tout a déraillé avec le plaisir et ses excès. L’animal est satisfait parce qu’il n’a que des besoins. L’homme est profondément insatisfait. La solution, celle du capitalisme, a été là encore l’empilement, l’accumulation des plaisirs. Le discours écologique exige, en général, de revenir à une certaine frugalité : ne consommer que ce dont nous avons vraiment besoin. Mais dans les deux cas, il s’agit d’une même vision téléologique et utilitariste du plaisir : le plaisir sert à quelque chose, il doit combler un vide, un manque, réel ou fantasmé, par l’acquisition, la possession de quelque chose. Il n’y a pas, dans ce dispositif, de place pour un plaisir gratuit, inefficace, inutile, sans raison. Il n’y a que des plaisir d’avoir, pas de plaisir d’être – et ceux-ci sont de plus en plus difficiles à apprécier, dès lors que nous savons que leur consommation participe à la destruction de la biosphère.
Être écologique, de Timothy Morton, vient de paraître en France aux éditions Zulma (trad. de l’anglais par C. Wajsbrot, 256 p.
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