S’il est commun d’entendre dire que la qualité du français décline, le linguiste Bernard Cerquiglini estime au contraire, dans une tribune au « Monde », que notre langue dans toute sa diversité est d’une grande vitalité, comme le démontrent de récentes avancées de la recherche.
Tribune. Voltaire, déjà, estimait que notre langue avait atteint son sommet un siècle avant lui avec Corneille, Racine et Quinault. Il jugeait le déclin commencé, la mort de l’idiome prévisible ; 300 millions d’êtres humains, de nos jours, lui donnent tort.
Le déclinisme langagier, toutefois, continue de bien se porter. Tout un chacun possède un avis sur la langue, révère une norme scolaire essentiellement écrite (sans pour autant la respecter toujours), dénonce pêle-mêle baisse du niveau, banlieues et blogs. Il était temps que la science intervînt. Car il est des savoirs sur la langue ; ils informent, détruisent les préjugés et, au fond, rassurent : ils éclairent l’usage, y compris le « bon », quand le purisme se contente de l’hystériser.
Il était temps que la linguistique s’adressât au grand public : elle a vécu, depuis trente ans, une révolution que l’on n’avait pas connue depuis la fin du XIXe siècle. C’est à l’honneur de la puissance publique (le CNRS, puis la Délégation générale à la langue française et aux langues de France), d’avoir lancé une telle entreprise : il s’agissait de mettre les connaissances accumulées à la disposition de tous, de renouveler l’enseignement, souvent rébarbatif, de la langue, en lui redonnant le goût de l’aventure, de rédiger, dans une terminologie simple et claire, la grammaire complète du français contemporain, tel qu’il est réellement pratiqué.
C’est au talent des soixante spécialistes (en majorité féminines), dirigés par Anne Abeillé et Danièle Godard (secondées par Annie Delaveau et Antoine Gautier : n’en déplaise à Vaugelas, la grammaire n’est plus un métier d’homme), que l’on doit de l’avoir menée à bien ; c’est à la gloire d’une improbable, courageuse et féconde alliance entre l’édition pionnière (Actes Sud) et la compétence typographique (L’Imprimerie nationale) d’en avoir assuré la publication.
La Grande Grammaire du français (89 euros) vient de paraître : deux forts volumes, 2 628 pages, 30 000 exemples issus d’un corpus immense (littérature, presse, audiovisuel, Internet, conversations) ; dans l’histoire de la linguistique française depuis le XVIe siècle, il est peu de tels monuments.
Objet de connaissance neuf
Que s’est-il passé, au sein de la recherche sur la langue depuis trente ans, pour que l’on puisse ériger tant de savoirs ? Rien d’autre qu’une refondation. Le français est redevenu un objet de connaissance neuf, qui ne se réduit plus à la langue écrite enseignée par l’école, illustrée par les écrivains, prescrite par le discours normatif ; il ne se ramène plus à sa variété « noble », essentiellement française sinon parisienne, recommandée (fort bien, d’ailleurs) par le Grevisse, décrite par l’admirable et gigantesque Trésor de la langue française.
Cette variété « supérieure », jugée immuable, qui laisse dans l’ombre, voire le mépris, ce qui ne l’est pas, a été travaillée par la notion de variante. Une idée de pureté, issue des grammairiens du XVIIe siècle qui définirent la norme, une aspiration à l’unicité, due à l’élan révolutionnaire qui lia l’idiome à la nation désormais souveraine, ont cédé la place à la reconnaissance de la diversité.
Divers, le français contemporain l’est intrinsèquement ; en dehors des variations sociales et de registre, dont l’évidence s’imposait à la description, deux faits ont bouleversé la recherche. L’extension mondiale de la langue, tout d’abord, ne pouvait être négligée, dès lors que la France est devenue, au cours du XXe siècle, numériquement minoritaire (et problématiquement prescriptive) en francophonie. Elle amenait à considérer positivement et à décrire avec soin la variation régionale mondiale, repérée dans le lexique (le Dictionnaire des francophones, un site récemment mis en ligne, s’y consacre), dans la prononciation, mais ignorée (ou dépréciée) en grammaire ; or, par exemple, il est usuel (pour ne pas dire normal) de dire « au plus il pleut, au plus on se mouille » en Belgique comme en Provence…
Un second vaste espace à explorer, tout autre, s’est ouvert à la recherche : l’oral. Cette terra incognita est d’une singulière richesse : on peut penser que le resserrement, depuis l’époque classique, de la norme sur la forme écrite, relayé par l’école à partir du XIXe siècle (culte de l’orthographe, de la dictée, etc.), a lâché la bride aux productions orales, qui ont suivi leur chemin. Le français de la conversation courante et spontanée présente des traits (ainsi, la reprise pronominale du sujet : « Les Français, ils aiment râler ») inconnus de la norme écrite, partant non décrits par la grammaire, et taxés de négligence ; ils possèdent pourtant une rationalité syntaxique : l’oral n’est pas une dégénérescence de l’écrit. Le développement de l’audiovisuel, puis du numérique a rendu accessibles des masses gigantesques de données orales, dont l’étude s’imposait également.
Ce fut fait, ces dernières années ; on sait désormais, ce qu’avait pressenti Raymond Queneau, qu’à côté de la phrase écrite, il est une phrase orale : on en connaît la raison, le fonctionnement, les règles. Ainsi de l’interrogation. A la forme écrite, donnée comme norme, « Paul viendra-t-il demain ? »correspondent, dans la conversation ordinaire, la construction avec interrogateur « est-ce que Paul viendra demain ? » et la série « Paul viendra demain ? », « Il viendra demain, Paul ? » etc., lesquelles ne sont pas équivalentes ; pour une demande de confirmation, exprimée par « n’est-ce pas », seule la seconde option est possible : « Il viendra demain, Paul, n’est-ce pas ? » Encore s’agit-il de phrases verbales : l’oral admet une construction sans verbe (« Combien, ce café ? »).
Eventail raisonné des possibles
Pour chaque point de langue, La Grande Grammaire du français, refusant l’opposition binaire correct/incorrect, fournit l’éventail raisonné des possibles, en les qualifiant : la norme (qu’on se rassure, cette grammaire contient son Grevisse) et les formes paranormales mais bien attestées, les constructions françaises et les particularités régionales, l’écrit et l’oral, le registre soutenu (où, par exemple, le passé simple reste vivace : « Il fut heureux ») et le registre informel (qui, par exemple, réduit la négation : « Moi, j’aime pas »), etc. A côté du français « de bon usage », prennent place un français ordinaire, pratiqué usuellement par le plus grand nombre, ainsi que des Français régionaux (on pense au « français de référence d’ici » des Québécois, qui devient leur norme).
« Mélancolie aigre et très ignorante, le déclinisme, appuyé au bras du purisme, rend les pires services au français »
Pour autant, convient-il de parler réellement de plusieurs français, et de s’en alarmer ? La consultation de La Grande Grammaire du français procure la conviction inverse : tout attaché qu’il soit à mettre en lumière la variation, cet ouvrage démontre l’unité. La description des formes jugées hors norme ne relève pas d’un laxisme coupable ou d’un goût dépravé ; elle participe de la science, qui dégage des systèmes. Or les formes variantes présentent deux traits.
Elles s’expliquent au sein du système, qu’il s’agisse d’un point particulier (« en vélo », et non pas « à vélo », sur le modèle plus fréquent d’« en voiture ») ou d’un fonctionnement. Ainsi l’accord du participe passé est davantage respecté à l’écrit (où il est visible) qu’à l’oral, où il ne s’entend pas au pluriel et seulement au féminin (« Le(s) livres que j’ai écrit(s), que j’ai lu(s) » / « Les lettres que j’ai écrites, que j’ai lues ») et pour une trentaine de verbes à consonne finale, sur des milliers ; sa rentabilité orale est médiocre : on en comprend l’abandon.
Ces variations, d’autre part, rapportées à l’ensemble, sont d’une faible latitude. Les mêmes catégories, les mêmes structures, la même grammaire rendent compte du grand système de la langue et de sa variation. Les variétés légitimement pratiquées dans le monde, les variantes que chacun, souvent sans en avoir conscience, maîtrise et emploie, sont mutuellement compréhensibles : le français est robuste.
Si la grammaire est l’art de combiner des mots en phrases ayant un sens, et les phrases en discours cohérents, celle du français n’est ni hétéroclite, ni en danger. Mélancolie aigre et très ignorante, le déclinisme, appuyé au bras du purisme, rend les pires services à une langue dont la solidité généreuse fait la richesse. La Grande Grammaire du français le rappelle avec éclat, preuves à l’appui : tissant notre identité nationale, fédérant tant de peuples, seul idiome ayant suscité une organisation – l’organisation internationale de la francophonie –, oui, décidément, le français est une syntaxe.
Bernard Cerquiglini a été professeur de linguistique à l’université de Paris, à l’Université libre de Bruxelles, à l’Université d’Etat de Louisiane et directeur du laboratoire Institut national de la langue française du CNRS. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, dont « L’Accent du souvenir » (Editions de Minuit, 1995), « Le ministre est enceinte, ou la grande querelle de la féminisation des noms » (Seuil, 2018) et « Un Participe qui ne passe pas » (Points, 224 pages). Haut fonctionnaire, il a été notamment délégué général à la langue française et aux langues de France, recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie. Il est membre de l’Ouvroir de littérature potentielle, et auteur-présentateur de l’émission « Merci Professeur ! » sur TV5 Monde.
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