par Sonya Faure et Anastasia Vécrin publié le 18 octobre 2021
Parce que les plaies n’ont pas été refermées, les crimes du passé hantent encore l’actualité. On découvre, avec le rapport Sauvé, que 330 000 enfants ont été victimes de violences sexuelles commises par des prêtres, des religieux ou des laïques, en France, depuis 1950. On sait aussi, depuis #MeToo, l’ampleur des agressions sexuelles commises, au sein des familles ou sur les lieux de travail. Pourtant dans l’affaire Olivier Duhamel, révélée par le livre de Camille Kouchner, la Familia grande, comme dans le cas des accusations lancées par plusieurs femmes contre l’ex-animateur de TF1 Patrick Poivre d’Arvor, les poursuites ont été classées sans suite pour cause de prescription. Face au douloureux sentiment d’injustice des victimes, face à l’incompréhension d’une large partie de l’opinion publique, des lois récentes ont progressivement allongé les délais de prescription (en 2008, en 2018 ou encore en 2021). Pas encore suffisant aux yeux de certaines associations de victimes, qui réclament l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs, qui ne concerne aujourd’hui que les crimes contre l’humanité. Mais cela est-il vraiment souhaitable ? Comment trouver le juste équilibre entre la nécessaire réparation d’une infraction et le temps de l’oubli ?
Dans Eloge de la prescription (éditions de L’Observatoire), l’avocate pénaliste Marie Dosé soutient, avec ferveur, ce principe fondamental du droit, seul moyen, selon elle, de ne pas verser dans la vengeance et dans l’arbitraire. Elle s’inquiète d’une justice qui, dictée par l’émotion, poursuivrait éternellement. Déterminée, l’avocate est habituée à nager à contre-courant : elle se bat depuis des années pour le retour des familles des jihadistes détenues en Syrie, défend Ali Oulkadi, l’un des convoyeurs de Salah Abdeslam, au procès du 13 Novembre, signe plusieurs tribunes pour alerter des «dérives» de #MeToo (une plainte pour viol contre son client, le comédien Philippe Caubère, vient d’ailleurs d’être classée sans suite). Dans son essai, Marie Dosé cite Paul Ricœur («une société ne peut être en colère contre elle-même en permanence») et s’interroge : rendre justice à tout prix à la victime peut-il finir par nuire à la cohésion de la société ? Et si la prescription pouvait être une aide à la victime elle-même ?
Depuis les révélations du rapport Sauvé, on sait que le silence de l’Eglise a permis des centaines de milliers de cas de violences sexuelles. Que peut la loi face à cela ?
Il faut avant tout que l’Eglise reconnaisse la «prééminence» du droit pénal étatique sur le droit canonique, comme le réclame, à juste titre, le rapport Sauvé : le secret de la confession ne doit pas être inviolable. La loi punit d’une peine de trois à cinq ans d’emprisonnement la non-dénonciation à l’autorité judiciaire de certains crimes et délits commis sur des mineurs ou des personnes vulnérables, tout en excluant de ce dispositif les personnes soumises au secret professionnel. Et parmi elles, les prêtres, mais uniquement si la révélation a eu lieu durant la confession. Cependant, un prêtre qui dénoncerait de tels faits à la justice ne se rendrait pas coupable du délit de violation du secret (puni, lui, d’un an d’emprisonnement), ce qui l’autorise donc à le faire sans l’y contraindre. Est par ailleurs puni de cinq ans d’emprisonnement le fait de s’abstenir volontairement d’empêcher un crime ou un délit contre l’intégrité corporelle d’une personne. Dans ce cas précis, le secret ne peut être invoqué pour échapper à sa responsabilité.
C’est le silence qui a permis tous ces crimes, pourtant, dans votre essai, vous saluez la décision de la Cour de cassation qui, en avril dernier, a confirmé la relaxe du cardinal Barbarin accusé de n’avoir pas dénoncé les agressions sexuelles contre des enfants dont il avait eu connaissance une quinzaine d’années après les faits.
Oui, parce que cela n’a strictement rien à voir. Entre 2014 et 2015, plusieurs anciens scouts âgés de 34 à 36 ans révèlent au cardinal Barbarin les agressions qu’ils ont subies de la part du père Preynat au cours de leur enfance. Ces faits sont prescrits depuis vingt ans, ce dont le cardinal et les victimes ont parfaitement conscience. L’une d’elles finit malgré tout par déposer plainte contre le père Preynat l’année suivante, en remerciant par ailleurs le cardinal pour son aide. Quelque temps plus tard, les victimes décident de traduire le cardinal devant le tribunal correctionnel pour non-dénonciation de violences sexuelles sur mineurs. Mais lorsque celui-ci a eu connaissance des agressions, elles étaient prescrites depuis plus de vingt ans : de quelle entrave à la justice s’est-il donc rendu coupable ? D’autre part, l’infraction de non-dénonciation a pour but de lever l’obstacle qui empêche la victime de saisir la justice : c’est parce qu’elle est mineure ou vulnérable que l’on doit dénoncer à sa place ce qui lui est infligé. Lorsque cet obstacle est levé, l’obligation de dénoncer disparaît. L’esprit de la loi n’est pas de confisquer à des victimes devenues adultes la liberté ou non de dénoncer les faits qu’elles ont subis. Sauf à aller jusqu’à poursuivre les proches des victimes adultes, par exemple, qui reçoivent leurs confidences et se taisent.
Vous vous alarmez de la tendance de notre société à vouloir sans cesse repousser la prescription des délits et des crimes. Mais quel danger y a-t-il à vouloir que justice soit faite, même pour des faits très anciens ?
Faire œuvre de justice à l’infini est vain et dangereux. Vouloir juger un homme soixante ans après le crime dénoncé, c’est prendre le risque de l’arbitraire. Tout simplement parce que la preuve, elle, n’est pas éternelle. La prescription n’est pas la négation du crime : il ne s’agit pas de dire que le crime n’existe pas, mais de prendre acte qu’à un moment donné, la justice ne peut plus le poursuivre sans risquer de tomber dans l’arbitraire.
Les progrès de la police scientifique montrent que des affaires peuvent être dénouées très longtemps après les faits. Dans l’affaire du «Grêlé», l’ADN a parlé trente-cinq ans après les faits…
Et ces crimes ne sont pas prescrits. Les progrès techniques ont déjà été pris en compte pour allonger les délais de prescription. En 2017, ils sont passés de trois à six ans pour les délits et de dix à vingt ans pour les crimes. Cette réforme était nécessaire. De la même manière, je ne remets absolument pas en question le fait de fixer le point de départ des poursuites à la majorité des mineurs victimes. Enfant, on ne peut évidemment pas saisir la justice. Non, ce que je dénonce, c’est le dérapage auquel on assiste désormais. Quand on y réfléchit bien, à l’échelle d’une vie, plus rien, ou presque, ne pourra être prescrit : entre l’allongement des délais, la prescription glissante [le délai de prescription du viol sur un enfant peut être prolongé si la même personne viole par la suite un autre enfant, ndlr], le cas particulier des infractions occultes ou dissimulées [le point de départ de la prescription est reporté au jour de leur découverte, ndlr], les suspensions et interruptions de prescriptions, je vois mal comment on pourra encore se heurter à la prescription des crimes commis aujourd’hui.
Vous regrettez la multiplication des exceptions au principe de prescription, mais en quoi est-ce un dérapage ?
Je dénonce l’escroquerie du «un fait divers, une loi» : ce crime est prescrit, c’est injuste, donc il faut réformer. Mais on confond la non-rétroactivité de la loi pénale et la prescription d’un crime. Aujourd’hui, une victime d’inceste a jusqu’à ses 48 ans [trente ans après sa majorité car la loi Schiappa de 2018 a fixé la prescription des crimes sexuels sur mineurs à trente ans, ndlr] pour saisir la justice. Le frère de Camille Kouchner a moins de 48 ans. Si la loi qui a cours aujourd’hui s’était appliquée au moment où il a subi les faits dénoncés, il aurait pu déposer plainte. Mais comme c’est la loi en vigueur au moment des faits qui s’applique, les faits sont prescrits. En réalité, on a déjà résolu le problème de la prescription dans ces affaires qui, pourtant, continuent de motiver des réformes. Le droit pénal souffre de cette surenchère.
En quoi la prescription peut-elle participer à une société plus apaisée ?
Vouloir poursuivre éternellement et enfermer à tout prix, c’est le signe d’une société en souffrance. En 2019, le Parquet national financier n’a pas hésité à requérir «à titre posthume» la peine maximale de cinq ans de prison ferme contre Serge Dassault, décédé un an plus tôt… Et même après la prison, on continue de bannir. Mais alors, à quoi bon la peine ? Si la tournée de Bertrand Cantat s’arrête parce que plus personne n’a envie d’écouter chanter cet homme, pourquoi pas. Mais déverser de la peinture rouge devant les salles de concert en criant «le Sang de Marie» ou traiter ceux qui viennent l’écouter de «complices» pour l’obliger à renoncer à la scène en dit plus sur la société que sur lui. Vouloir poursuivre éternellement, c’est une façon de construire deux prisons : celle qui enferme le criminel dans son acte jusqu’à sa mort, et celle qui enferme la victime dans son traumatisme. Faire croire à une victime que sa réparation dépend du sort judiciaire de son bourreau est une instrumentalisation. Le temps judiciaire n’est pas un temps de réparation pour les victimes. Il n’y a pas, en soi, de vertu cathartique ou thérapeutique au procès.
De nombreuses victimes témoignent pourtant de l’inverse : le procès a été un soulagement, surtout, quand la justice reconnaît les faits et qu’il y a condamnation.
Un soulagement oui, parce qu’une page est enfin tournée, que la justice est lente et qu’elle met les victimes à rudes épreuves. On oublie que la procédure judiciaire est surtout un temps où le traumatisme est sans cesse ravivé. Parce qu’il faut se confronter à son agresseur, raconter encore et encore, supporter les expertises. Plus que la résolution judiciaire, ce qui est important pour une victime, c’est de pouvoir déposer sa parole dans la sphère judiciaire lorsque c’est encore possible et dans les meilleures conditions qui soient : ça, oui, c’est nécessaire et libérateur. Mais la réparation est quelque chose d’intime. C’est entre soi et soi. Je répète souvent aux victimes que je défends : «Vous avez confié votre parole à la justice et vous avez fait le plus gros. Mais ne faites pas dépendre votre avenir de la condamnation de celui que vous accusez, ne perpétuez pas le lien. Désormais, c’est une histoire entre votre agresseur et la justice.»La haine peut être beaucoup plus aliénante que l’amour. La justice est là pour rompre ce lien, pour extirper la victime de la tentation vengeresse, et ce lien peut être brisé indépendamment de toute condamnation. D’autant que l’imprescriptibilité risque d’être la source d’une plus grande frustration encore parce que sans preuve, les classements sans suite et les relaxes se multiplieront.
Il n’y a pas que les victimes qui ont besoin de parler et d’être entendues. La société tout entière peut juger important d’entendre leurs témoignages. C’est ce que prouve le procès des attentats du 13 novembre. Il laisse une large place aux paroles de victimes, bouleversantes et abondamment relayées dans la presse. La justice n’a-t-elle pas aussi la charge de soigner les traumatismes intimes et nationaux ?
A la sidération de ce vendredi 13 novembre 2015 succède celle des récits que les victimes nous livrent les unes après les autres, à la barre. Elles ont besoin de le faire et nous, de les écouter. Parce que leur récit est notre histoire. Mais l’audience se transforme souvent, immanquablement, en cérémonie d’hommage aux victimes, et le danger est là. Faut-il alors imaginer qu’une supra commission d’enquête parlementaire rendue publique, organisée en amont d’un procès comme celui-là, recueille la parole des victimes ? Certains des accusés, qui seront entendus dans plusieurs mois seulement, deviennent spectateurs de leur propre procès. Encore une fois, l’enceinte judiciaire ne peut être le réceptacle de tous les registres et de toutes les émotions, et il serait temps d’investir d’autres lieux, plus propices à la réparation et au recueil de la parole des victimes.
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