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mercredi 20 octobre 2021

Après la crise, encore la crise : la Pitié-Salpêtrière à bout de souffle

Par  et Julie Balagué  (Photos)  Publié le 20 octobre 2021

Dans cet immense hôpital parisien, des chambres restent vides faute de personnel. Les départs se multiplient, sur fond d’épuisement généralisé, et la prise en charge des patients est dégradée.

En cette fin d’après-midi de septembre, un arc-en-ciel s’étire dans le ciel orageux, au-dessus des toits gris de Paris. Depuis la terrasse du bâtiment Eole, inauguré il y a deux ans, l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière a des airs de carte postale. Des jardins arborés d’où émergent le dôme d’une magnifique chapelle, des édifices classés du XVIIsiècle et, à l’horizon, le Sacré-Cœur et le Panthéon. Depuis ce vaisseau amiral de la médecine française, on aperçoit aussi les livres ouverts de la bibliothèque François-Mitterrand et les nouvelles tours Duo, de l’architecte Jean Nouvel, qui dominent le 13arrondissement.

« Plus grand hôpital d’Europe », « ville dans la ville », comme on le dit souvent, avec ses allées et ses rues, la Pitié-Salpêtrière est une mosaïque architecturale où les vieilles pierres côtoient les façades grisâtres des années 1970-1980 et le verre étincelant des constructions contemporaines. Debout face au panorama, dans son pyjama bleu, Alexandre Demoule, chef du service de réanimation médicale, désigne son ancien bureau, dans l’aile Montyon. « La peinture s’écaillait, les faux plafonds me tombaient dessus », se souvient-il. Il l’a quitté juste à temps pour accueillir les premiers malades du Covid-19.

Les rues dans l’enceinte de hopital de la Pitié-Salpétrière, à Paris, le 7 septembre 2021.
Dans les batiments de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 7 septembre 2021.
Vue du service des réanimations, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.

« Il n’y aura plus personne pour mon pot de départ »

Dans une heure, il a rendez-vous dans un karaoké près du Châtelet pour fêter le départ de Boye, une aide-soignante qui travaille depuis huit ans dans le service et s’engage dans des études infirmières. Mais il n’y a pas que des happy ends. Depuis le début de l’été, environ la moitié des infirmières et des aides-soignantes ont ainsi quitté le service. « Je n’ai jamais vu autant de personnes qui partaient. Je suis frappé », soupire le réanimateur, assis près d’un tee-shirt à l’effigie de Jacques Chirac et barré de la formule « Un chef c’est fait pour cheffer », offert par des internes. Sur la petite table basse, un exemplaire de la revue Prescrire consacré au burn-out des soignants. « C’est le hasard, je ne l’ai pas déposé hier ! »promet-il, en souriant.

Mais c’est bien le sujet qui occupe toutes les conversations en ce moment. « Fatigue », « épuisement », « lassitude », les mêmes mots résonnent dans tous les couloirs de l’hôpital, mêlés à la colère et à la tristesse, car lâcher ce métier est souvent un crève-cœur. Le point de bascule a eu lieu au moment de la troisième vague. « Après le discours d’Emmanuel Macron en mars [demandant “un effort supplémentaire aux soignants”], beaucoup se sont dit “mais quelle condescendance !” », se souvient Alexandre Demoule. Comme plusieurs de ses pairs à la Pitié-Salpêtrière, il a profité des projecteurs braqués sur l’hôpital pour sonner l’alerte, interpellant le président de la République. « Rien ne s’est rien passé depuis », constate-t-il, écœuré par cette indifférence.

Réunion et petit déjeuner avec les paramédicaux du service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.
Dans le service de réanimation de la Pitié-Salpêtrière, des étiquettes avec les prénoms des soignants permettent aux familles de connaître le référent des patients, le 10 septembre 2021.
Réunion de transmission au service de réanimation à la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.

En 2022, il votera, « bien sûr », mais sans se faire d’illusions. « Quand les politiques vous disent “l’hôpital public, ça fonctionne très bien”, soyons clairs : cela veut dire qu’ils appellent leur copain chef de service ou font pression sur un directeur d’hôpital pour décrocher en trois coups de téléphone un rendez-vous que quelqu’un de modeste va mettre quatre mois à avoir. Et pour eux, aller dans le privé n’est jamais un problème : quoi qu’il arrive, ils auront toujours la possibilité de faire un chèque. »

Sur les murs du service, des affiches de cinéma détournées annoncent le nom des partants : Inès, Chloé, Mélanie, Robin, Samantha, Camille, Paula, Morgane… Certains ont des projets – changer de métier, reprendre des études, partir dans les îles –, d’autres juste l’envie de tourner la page. Dans le couloir d’un blanc immaculé où s’alignent les quinze chambres de réanimation et les sept chambres de l’unité de surveillance continue, la muraille de Chine un temps édifiée entre patients « Covid + » et « Covid – » a disparu. Les masques FFP2, les charlottes, les surblouses, les lunettes de protection font désormais partie de la routine. On « vit avec ».

Devant les écrans, où une mosaïque de vidéos permet aux soignants de voir d’un coup d’œil ce qui se passe dans chaque chambre, une aide-soignante feuillette les albums photos destinés aux partants. « Il n’y aura plus personne pour mon pot de départ », plaisante-t-elle. Après dix ans de carrière, son salaire atteint tout juste 1 800 euros nets. Elle n’attend plus que « la bonne idée » pour partir. « C’est dommage, car au fond, on l’aime, notre métier », soupire-t-elle, déjà nostalgique de ce service où « on rigole bien quand même ».

Entre deux portes, Julien Mayaux, réanimateur, mime une interview avec sa collègue Alexandra Beurton, 36 ans, qui enchaîne les CDD et galère pour décrocher un emprunt auprès de sa banque : « Vous faites de l’enseignement, vous faites de la recherche, vous vous occupez des étudiants, vous soignez les patients. Vous travaillez combien, soixante heures par semaine ?

 Euh… un peu plus…

 L’hôpital vous a fait un pont d’or, non ?

 Sans les gardes, je suis à moins de 3 000 euros.

 Mais c’est moins que le smic horaire ? Pourquoi vous n’allez pas chez McDo ? »

Il faut avoir moins de trente ans pour y croire encore. Premier de sa famille à être soignant, Florent Guichard a raté le concours de médecine deux fois avant de se réorienter vers le métier de kiné. « J’ai 27 ans, pas de famille, pas besoin de beaucoup d’argent alors pour l’instant je profite de faire ce que j’aime faire, explique-t-il. J’aime bien me dire qu’on soigne tout le monde. Et cela fait du bien le soir en rentrant de se dire qu’on a fait quelque chose de bien de sa vie. » Une forêt de bambous peuplée de singes tatouée sur l’avant-bras, il tente de convaincre un patient de 69 ans de faire un peu d’exercice. Le regard un peu perdu, ce médecin rapatrié de Martinique après être tombé malade du Covid-19, émerge lentement du coma dans lequel il a été plongé et a la fâcheuse tendance de se battre avec ses tuyaux. « On vous met la télévision ? », demande le kiné. Il hausse les épaules, l’air épuisé.

Florent Guichard, kinésithérapeute à la Pitié-Salpêtrière, manipule un patient malade du Covid-19, en réanimation depuis quatre-vingt-trois jours. Ici, le 10 septembre 2021.
Dans une chambre de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.
Un patient rapatrié de Martinique, à la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.

Sa fenêtre encadre un pavillon aux tuiles moussues, avec en arrière-plan de grands arbres. On se croirait à mille lieues de Paris, mais depuis quatre cents ans que l’hôpital existe, tous les maux de la ville s’y réunissent. En jean, baskets et blouse blanche, Yonathan Freund escorte un patient arrivé par les urgences. « Encore la misère sociale », lâche-t-il à l’équipe qui s’affaire dans la chambre. L’homme d’origine africaine, SDF, souffre de complications liées à son alcoolisme. Les pompiers l’ont récupéré sur le banc d’un arrêt de bus, non loin d’ici. « C’est un habitué », soupire l’urgentiste, tandis que, derrière lui, BFM-TV retransmet en direct les obsèques de Jean-Paul Belmondo.

« Il y a besoin d’un lit, sauf qu’il n’y a pas de lit »

En poussant la porte des urgences générales, c’est le ballet habituel des petites et des grandes détresses : un homme malade d’Alzheimer qui hurle après sa femme et menace de la frapper, une jeune femme ivre escortée par trois policiers, un quadragénaire entre la vie et la mort après une tentative de suicide. Un habitué, lui aussi. « Il était déjà ici il y a trois semaines », soupire Mathilde Grot, infirmière. Parfois, tous les SDF du quartier semblent débouler en même temps.

Dans la « bulle », un poste de contrôle vitré au centre du service, les soignants s’affairent devant leurs écrans pour dispatcher au mieux les patients, compléter les dossiers médicaux, chercher une place pour ceux qui ne peuvent repartir chez eux. « On pratique une médecine de moins en moins humaine, regrette un médecin. Ici, on a l’impression d’être dans la salle de pilotage d’Orly. »

Allongé sur un brancard, un septuagénaire marmonne quelques mots confus. « Cela fait dix-huit heures qu’il attend », s’énerve Siham Meriouli, infirmière. Une place vient enfin de se libérer à l’étage, elle file avec son patient dans l’ascenseur, de crainte d’être devancée. « Allez, on ne va pas se battre dans les couloirs entre brancards », la taquine une collègue.

Dans le bureau des soignants, Marie-Elodie Chicher, infirmière de l’équipe mobile de soins palliatif, vient d’administrer en catastrophe des médicaments à une patiente atteinte d’un cancer gravissime. Impossible de la laisser là, mais le service qui la suit habituellement ne peut pas la prendre. La chirurgie veut bien faire « un effort », mais à condition que son médecin continue à la suivre. « Vu la distance entre les bâtiments, c’est mort. »

Aux urgences, l’activité est revenue à son niveau d’avant l’épidémie, avec 180 à 190 passages par jour. Alors que tous les services affichent complet, l’hiver, avec ses pics à 230 passages, s’annonce périlleux. « On a des lits fermés dans quasiment tous les secteurs. On va avoir un problème logistique majeur », anticipe Pierre Hausfater, le chef du service, qui craint un nouveau débordement des hôpitaux. « En pneumologie, seulement huit lits sur vingt-quatre sont ouverts. Je n’ai jamais connu cela à l’hôpital », explique le médecin, dont la voix se mêle au ronronnement des ambulances et au son métallique des chariots tirés sur le bitume. Au total, un lit d’hospitalisation sur dix est fermé (166 sur les 1 687 que compte l’hôpital).

Phobie scolaire, dépression…

Dans le bâtiment aux airs de piscine désaffectée qui abrite la pédopsychiatrie, les soignants sont depuis longtemps sous l’eau. Sur les 66 lits d’hospitalisation, un tiers sont fermés. « C’est fou ! », s’émeut Angèle Consoli, psychiatre. L’attente peut-être de « plusieurs semaines à plusieurs mois » pour des enfants en grande souffrance, souvent déscolarisés. Ici, la vague de patients a déferlé à l’automne 2020. Phobie scolaire, dépression, tentatives de suicide : une partie des enfants qui avaient tenu bon jusque-là ont fini par craquer. « On avait dix demandes de consultation en urgence par jour, c’était monstrueux, se souvient la psychiatre. On s’est retrouvés à hospitaliser les plus sévères des plus sévères. »

Ce jour-là, Vanessa Milhiet se fait un sang d’encre pour une jeune fille de 15 ans, déprimée et en plein délire. « Il y a besoin d’un lit, sauf qu’il n’y a pas de lit, résume la psychiatre. On a fait le tour de tous les hôpitaux. On n’a aucune place sur toute l’Ile-de-France. On ne sait pas ce qu’on va faire. » La situation était déjà compliquée avant le Covid-19, elle est devenue intenable.

Dans l’unité nommée Itard, où sont hospitalisés les enfants de 5 ans à 12 ans, la pagaille des chambres évoque une colonie de vacances, en plus spartiate : ici une boîte de Kapla, là un poupon abandonné sous un lit, une pile de mangas ou une mappemonde pour se souvenir d’où on vient. Les bambins courent dans tous les sens, en pleurs ou en rire. « Les soignants sont déjà bien fatigués, mais ça va aller, ça va aller », lance au reste de l’équipe Gaël Poli, psychologue. Quatre des quatorze chambres sont vides, mais impossible de faire mieux sans renforts.

Une chambre dans l’unité Itard, à la Pitié-Salpêtrière, qui accueille des patients agés de 5 ans à 12 ans, le 10 septembre 2021.
Alice Oppétit, pédopsychiatre, dans le bureau médical de l’unité Simon, à la Pitié-Salpêtrière, qui accueille les adolescents, le 10 septembre 2021.
Au mur, les prénoms des patients de l’unité Itard de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.
Sur la porte d’une chambre de l’unité Simon, à la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.

A la pénurie d’infirmières et d’aides-soignantes s’ajoute celle des médecins : la psychiatrie est la spécialité la moins choisie par les étudiants et très peu s’orientent finalement vers la pédopsychiatrie. « On peine à trouver des soignants mais cela reste un métier très beau. Travailler avec l’enfance, c’est plein d’espoir, se console Paloma Torres, la jeune psychiatre responsable de l’unité Itard. On les aide à regagner de la joie et du bonheur alors que, tout petits déjà, ils ont traversé des moments très difficiles. »

Pour faciliter leur retour dans la société, une école a été aménagée dans l’enceinte de l’hôpital. Quelques notes de xylophone et de guitare s’échappent de la salle de musique, puis la voix claire d’un enfant qui répète une chanson. Dans la salle de classe voisine, Anne-Laure Bourdaud tend une poignée de crayons de couleur à quatre enfants en leur demandant de les classer par taille. « Un exercice de niveau grande section de maternelle pour des élèves qui devraient être scolarisés en cours élémentaire », explique la maîtresse.

La cour de l’unité Simon, à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.
Pendant un cours de musique qui accueille des patients de la Pitié-Salpêtrière, le 14 septembre 2021.

Parmi les enfants hospitalisés ici, certains sont déscolarisés depuis un an, deux ans. « Avec cette pandémie, l’équilibre de certaines familles ordinaires a été fragilisé. On a vu arriver ici des enfants qui n’auraient jamais dû passer par la case psychiatrie », constate le directeur du centre scolaire de la Pitié-Salpétrière, Nicolas Hespel, installé dans un petit bureau vieillot, décoré de gravures historiques de l’hôpital. Une centaine d’enfants sont scolarisés ici : les deux tiers sont hospitalisés et les autres viennent pour la journée. Au total, 250 enfants sont suivis chaque année. Faute de place et d’enseignants, le temps scolaire est limité : au maximum douze heures de cours pour les adolescents, soit la moitié d’une scolarité normale. « On aimerait leur offrir une scolarité plus étoffée », regrette M. Hespel.

« Dérive à l’américaine »

Faire avec les moyens du bord, le service des maladies infectieuses et tropicales s’y est aussi résolu. Sous les feux des projecteurs au début de l’épidémie de Covid-19, il carbure désormais à l’ordinaire. Le refrain est le même qu’ailleurs : sur les 40 lits d’hospitalisation, une dizaine sont fermés.

« On nous voyait comme des héros, mais finalement on a été oubliés », soupire Adèle Gimfeld, 29 ans, infirmière, assise dans la salle de repos à l’ambiance « color block » : lino rouge, placard vert et chaises bleues. « Le Covid a achevé ceux qui en avaient déjà marre. » Il y a aussi cette ligne jaune qui fait peur aux soignants, mais qu’ils sont bien obligés de franchir, au mépris de la fatigue et des risques. « Un week-end, une de mes collègues était seule pour 14 patients ! On lui a répondu : “Vous allez y arriver, et préparez-vous, car il va y avoir deux autres entrées”. »

Même les médecins n’échappent pas à cette déshumanisation de leur métier. « Ce n’est pas derrière un écran qu’on apprend à examiner et à interroger les malades », déplore Eric Caumes, chef du service, effaré du temps passé par certains médecins ailleurs qu’au chevet du malade ou en consultation. De plus en plus, les médecins sont encouragés à faire de la recherche, à « inclure » leurs patients dans des protocoles. Les accords passés avec les laboratoires pharmaceutiques représentent une source de financement non négligeable. Chaque publication dans une revue scientifique est récompensée par des « bons points », qui donnent droit à une dotation supplémentaire pour l’hôpital. « C’est une dérive à l’américaine. Les collègues ne seront bientôt plus recrutés pour leur aptitude à bien examiner les malades mais à décrocher des financements », estime l’infectiologue, connu pour son franc-parler.

Une externe apprend à écouter les poumons d’un patient, au service de réanimation, le 10 septembre 2021.
Dans le service réanimation de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 10 septembre 2021.
La professeure Catherine Uzan, du service de chirurgie ambulatoire de la Pitié-Salpêtrière, rassure une patiente, le 7 septembre 2021.

Ce matin-là, Costa Salachas, interne, finit sa tournée de patients accompagné de trois étudiants, qu’il chapeaute. C’est là l’une de ses nombreuses casquettes. Ici comme ailleurs, impossible de faire sans ces jeunes médecins qui ont au moins six ans d’études derrière eux. Leur temps de travail est en principe limité à quarante-huit heures hebdomadaires en moyenne, mais les semaines de cent heures ne sont pas exceptionnelles. « Nous sommes un peu comme des pions. Tantôt on nous voit comme des étudiants, tantôt comme des jeunes médecins », s’agace l’interne de 28 ans.

L’après-Covid le préoccupe. « Est-ce qu’on revient au discours d’avant, “moins de lits, plus d’efficacité” ? », s’interroge-t-il, en espérant que les candidats à la présidentielle n’auront pas la mémoire trop courte. « On a peut-être cru naïvement qu’il y aurait un soutien de la population ; or, dans les faits, ce n’est pas le cas », regrette-t-il. Fin mai, la manifestation des soignants avait rassemblé moins de monde que celle en faveur de la légalisation du cannabis.

Au service de réanimation chirurgicale, la moitié des douze lits sont encore occupés par des patients Covid, avec une « quatrième vague » qui a déferlé des Antilles. Quand le CHU de Pointe-à-Pitre s’est retrouvé débordé, Claude, 53 ans, a été évacué ici. « C’est dur, cette maladie », lance-t-il, sous son drap jaune pâle. « Je n’ai pas eu le temps de me faire vacciner. Franchement, je regrette, mais ce qui est fait est fait », soupire ce chauffeur-livreur, père de deux garçons. Il s’est promis de se faire vacciner dès que possible, même si tous ses doutes n’ont pas été balayés par la maladie. A son chevet, sa femme, contaminée elle aussi, s’avoue hésitante. « Je ne dis pas non, pas oui », indique Josy. « En Guadeloupe, on se méfie de ce qui vient de la métropole », justifie-t-elle.

Face à la porte coulissante de la chambre où sa mère, également atteinte du Covid, vient d’être plongée dans le coma, un jeune homme hésite un instant. En tee-shirt, short et claquettes, il se débat avec sa charlotte et son masque FFP2 qui s’accrochent à ses lunettes de soleil. Son père avance à ses côtés, l’air perdu, flottant dans son pantalon gris et sa veste à petits carreaux trop grands. C’est pour toute la famille un choc. « Elle a fait sa première injection de vaccin dix ou quinze jours avant de tomber malade. Vous pensez qu’il y a un lien ?, demande le second fils, qui patiente sur un banc à l’extérieur.J’étais contre, elle l’a fait pendant que je n’étais pas là », poursuit ce chauffeur de bus, qui se méfie aussi de l’hôpital.« On a regardé sur Internet, il a bonne réputation. Mais vous y allez pour quelque chose et vous attrapez autre chose. » Les rumeurs, les on-dit… Les soignants pourraient en écrire une anthologie.

La veille, une aide-soignante d’une quarantaine d’années hospitalisée depuis plusieurs semaines en réanimation est enfin sortie. Elle n’était pas vaccinée. « Quand je l’ai vue arriver cet été, mes larmes ont coulé, je me suis vue en elle », se souvient avec émotion Bella Tete, aide-soignante depuis près de vingt ans dans le service, elle aussi hospitalisée en mars à cause du Covid. « Les morts, on ne s’y fait jamais », confie-t-elle avant de retourner auprès d’un patient affolé à la perspective d’être intubé sans avoir pu parler à sa famille. « Physiquement et psychologiquement, on a pris cher », lâche-t-elle.

« Le modèle sur lequel notre système de santé s’est bâti, c’est-à-dire des médecins et des infirmiers dans l’abnégation, ne fonctionne plus », estime Jean-Michel Constantin, chef du service, en rappelant que les gouvernements successifs n’ont pas eu d’états d’âme à « dégraisser le mammouth ». « Contrairement à l’éducation, nous, on ne peut pas faire grève », sourit le réanimateur, devenu une figure familière des chaînes d’informations en continu et des JT – « pour qu’on ne laisse pas la parole uniquement à ceux qui n’ont pas vu un malade depuis quinze ans ».

La chirurgie ambulatoire, vitrine de l’hôpital

Changement de décor au bâtiment de la chirurgie ambulatoire, tout en verre, inauguré en 2018. Ici, c’est « la vitrine où tout va bien », plaisantent les infirmières. Reconverti en service de réanimation pendant la première vague du Covid-19, il a depuis quasiment repris son rythme de croisière. Les patients défilent avec une heure de convocation précise, repartent chez eux dans la journée. La chirurgie fait partie des rares activités bankable à l’hôpital. Chaque jour, le planning est optimisé pour ne pas perdre une heure de bloc.

Marie Fournie, infirmière de bloc opératoire à la Pitié-Salpêtrière, organise les interventions du service de chirurgie ambulatoire, le 7 septembre 2021.
Chantal Bernard, infirmière anesthésiste de la Pitié-Salpêtrière, prépare une patiente avant son intervention. A droite : la salle d’opération où la professeure Catherine Uzan et un étudiant procèdent à une tumorectomie, le 7 septembre 2021.
Des sachets d’aiguilles au service de chirurgie ambulatoire de la Pitié-Salpêtrière, le 7 septembre 2021.

Mais même ici l’activité n’a pas redémarré à 100 %, faute d’infirmières mais aussi d’anesthésistes. La concurrence du privé, bien plus attractif financièrement, se fait sentir. La rémunération mensuelle y est « aux alentours de 15 000 euros, contre 4 000 à 5 000 euros dans le public,explique Pauline Glasman, anesthésiste. Il y a trente ans, un anesthésiste qui allait dans le privé, c’était un peu la honte. Aujourd’hui, quand ça fait cinq ans que vous exercez dans le public, on vous demande : “Mais pourquoi es-tu encore là ?” »

Au bloc, l’équipe s’affaire autour de Florence, venue se faire opérer d’un cancer du sein. Elle a choisi un album live de Nirvana pour se détendre pendant qu’on l’endort. Cette infirmière d’une soixantaine d’années préfère être soignée ici. Une question de confiance. Dans la clinique où elle travaille, on parle trop « argent et rentabilité ».

Pourtant, la Pitié-Salpêtrière n’y échappe pas. « Il y a des réunions où on passe des tableaux Excel d’activité et où le mot patients n’est pas prononcé en trois heures », se désole le neurologue François Salachas, qui avait interpellé Emmanuel Macron lors de sa visite, en février 2020. « Quand il a fallu sauver Notre-Dame, il y avait beaucoup de monde pour être ému. Là, il faut sauver l’hôpital public, qui est en train de flamber à la même vitesse », avait-il lancé, en lui serrant énergiquement la main.

Quelques mois plus tard, le président de la République, accompagné du ministre de la santé, Olivier Véran, est revenu sans les caméras. « Il nous a dit : “Je suis tout à fait d’accord, vous avez raison : il faut que les besoins sanitaires priment et que les moyens suivent”. Mais on a vu ce qu’on a vu. Le Ségur de la santé est un échec complet : il n’a rien changé à la fuite des personnels, ni à l’attractivité de l’hôpital. »

Des notes de Martin Dres, mèdecin réanimateur de la Pitié-Salpêtrière, sur lesquelles il raconte ses impressions quotidiennes pendant la première vague de Covid-19, le 10 septembre 2021.

Le regard posé sur une affiche de Corto Maltese, il souligne la perte de pouvoir des médecins face au « diktat » administratif et financier. Il en viendrait presque à regretter le temps des mandarins, ces grands professeurs qui passaient au-dessus de la tête du directeur de l’Assistance publique pour discuter directement avec le ministre de la santé. « Certains préfèrent quitter le navire plutôt que d’assister au naufrage, soupire-t-il. Les politiques se disent : “Ils pleurent tout le temps, mais le système tient.” Car les seuls à savoir ce qui se passe vraiment sont les soignants. On sait très bien qu’il y a des “pertes de chances”. » C’est la façon polie dont on désigne, ici, le sort des patients qui n’ont pu être correctement pris en charge.


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