Publié le 20 octobre 2021
TRIBUNE
L’anthropologue Michel Agier souligne, dans une tribune au « Monde », les vertus du modèle d’accueil développé par l’ancien maire de cette commune du sud de l’Italie, au moment où ce dernier fait appel de sa condamnation à plus de treize ans de prison pour avoir notamment « aidé et encouragé l’immigration clandestine ».
Tribune. La condamnation, le 30 septembre, de Domenico Lucano, l’ancien maire − de 2004 à 2018 − du village de Riace, en Calabre (Italie), à plus de treize ans de prison ferme, a provoqué, à juste titre, la consternation de toutes les personnes concernées par la question migratoire en Europe. L’accusant d’« association de malfaiteurs visant à aider et encourager l’immigration clandestine, d’escroquerie, de détournement de fonds et d’abus de fonction », la sentence est presque le double des réquisitions du parquet.
Aucune des fautes qu’il a commises n’a pourtant été source d’enrichissement personnel. Elles relèvent exclusivement du droit administratif, comme le fait de ne pas avoir réalisé d’appel d’offres public pour la gestion des déchets de la commune.
Domenico Lucano est avant tout visé à cause de la reconnaissance qu’il a acquise depuis plus de vingt ans – comme militant associatif d’abord puis comme maire −, au point d’être aujourd’hui l’une des grandes figures européennes de l’accueil des étrangers. Tout comme l’agriculteur de la vallée de la Roya, Cédric Herrou, la maire de Barcelone, Ada Colau, la chancelière Angela Merkel ou le maire de Palerme, Leoluca Orlando…
Récit vertueux d’hospitalité
Le harcèlement politico-administratif contre « Mimmo » Lucano remonte précisément à l’époque où le village de Riace devient un lieu emblématique dans le débat européen sur l’accueil, ce qui conduira à son arrestation et à son placement en résidence surveillée, en octobre 2018, pour « aide à l’immigration clandestine ». Cela sous l’ère du ministre de l’intérieur et vice-premier ministre italien Matteo Salvini, leader de la Ligue, parti d’extrême droite, aveuglé par la haine contre les migrants et contre les citoyens leur venant en aide au nom de l’universalité des droits humains.
Avec ses 1 800 habitants, Riace a incarné un modèle non seulement d’accueil, mais aussi de développement et de dynamisation de la vie locale à partir de la migration. Ce qu’on a appelé le « modèle Riace » incarne une politique de l’accueil « par le bas ». C’est elle qui a inspiré la stratégie dite d’« accueil diffus » déployée à travers toute l’Italie pendant plusieurs années, avant son arrêt brutal, en 2018, par le même ministre de l’intérieur Matteo Salvini.
Plus largement, ce village incarne une forme d’hospitalité communale qui inclut, encadre et dépasse le geste individuel de l’hébergement citoyen, en lui donnant un cadre collectif, des règles et une prise en charge commune.
A la fin des années 1990, le village calabrais avait connu de longues années d’émigration, de nombreuses maisons étaient à l’abandon. L’arrivée, sur les plages de la commune, d’un peu plus de deux cents exilés kurdes en 1998 a marqué le début d’un récit vertueux d’hospitalité.
Comme le montre la doctorante de l’Ehess [Ecole des hautes études en sciences sociales], Daniela Ristic, dans son article « Du “village global” au procès de l’hospitalité - Riace, Calabre », paru dans la revue Monde Commun (Presses universitaires de France, n° 4, 2020), le « village de l’accueil » est devenu une vitrine du dynamisme qu’installent les migrants pour les résidents. Réhabilitation de logements anciens dégradés, relance de l’artisanat local, réouverture de l’école du village, émergence d’un « tourisme solidaire » et lutte contre la mafia : toutes ces réussites ont fini par faire débat, et par montrer qu’une alternative à la haine existe. Elles ont contribué à inverser le regard sur les réfugiés, demandeurs d’asile et autres exilés considérés, dans la rhétorique nationaliste, comme indésirables.
Maintien d’écoles primaires
Le « modèle Riace » s’est répandu dans les années de ladite « crise migratoire » des années 2010, et particulièrement depuis 2015. On l’a retrouvé alors dans de nombreuses villes et villages d’Europe, et notamment de France. Ce mouvement a entraîné la création, en 2018, de l’Association nationale des villes et territoires accueillants. Se sont ainsi formés un nouveau modèle d’accueil et une nouvelle manière de concevoir la place de l’étranger, capable de dynamiser les sociétés d’accueil, l’économie locale, l’habitat, l’éducation.
En France aussi, l’accueil de familles exilées a permis, dans plusieurs villages, le maintien d’écoles primaires qui, sans cela, auraient été fermées. Humanisme et réalisme réunis, cette forme d’accueil sociétal, citoyen, recrée de la solidarité par la simple mise en commun du principe d’hospitalité, par sa mise en œuvre nécessairement collective, avec, ou contre, les administrations de l’Etat.
Selon les mots de toutes les personnes engagées dans ces mobilisations locales d’accueil, l’arrivée des migrants aide à refaire société. C’est ainsi qu’elles interpellent les politiques. Sans avoir même besoin de s’afficher comme politisées, elles posent des questions essentielles sur le dynamisme et l’ouverture de chaque personne et de chaque société, ou sur leur sclérose et leur enfermement.
Que peuvent faire les instances politiques et gouvernementales de cette mobilisation ? Relancer le fantôme de l’étranger menaçant au nom d’un fantasmatique « remplacement » ? Et laisser dépérir les localités, les économies, les sociétés et les cultures abandonnées à elles-mêmes dans un entre-soi mélancolique ? Ou alors s’appuyer sur toutes les associations, communes et territoires qui, par leur engagement, montrent qu’ouvrir les bras, c’est nous sauver nous-mêmes en même temps ? Bien sûr, Domenico Lucano a fait appel et la révision de sa condamnation consternante est nécessaire pour lui, et bien au-delà de lui.
Alors que, en France, nous entamons des débats en vue des choix de société décisifs que nous ferons dans quelques mois, nous pouvons méditer ce différend : d’un côté Riace et tous les territoires accueillants en Europe, de l’autre, la condamnation à treize ans de prison de la personne qui les incarne. C’est le moment où l’hospitalité devient politique.
Michel Agier, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Ehess) et chercheur à l’Institut de recherche pour le développement (IRD) a notamment publié « L’Etranger qui vient - Repenser l’hospitalité » (Seuil, 2018) et a dirigé, avec Marjorie Gerbier-Aublanc et Evangeline Masson-Diez, « Hospitalité en France. Mobilisations intimes et politiques » (Passager clandestin, 2019).
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