par Eva Fonteneau, correspondante à Bordeaux publié le 17 octobre 2021
«J’aime comme je n’ai jamais aimé. En nous séparant, je ne sais pas si vous réalisez votre acte.» Dans la petite chambre d’une résidence pour seniors, à La Rochelle, Anne, 83 ans, s’est donné la mort en juillet. Près de son corps, plusieurs dizaines de lettres manuscrites, noircies d’une fine écriture, ont été retrouvées. L’octogénaire avait pris l’habitude de coucher ses pensées sur le papier. Pour se souvenir. Elle y a finalement expliqué son dernier geste, dicté par le «désespoir».
Anne ne voulait plus vivre sans Paul (1), l’homme dont elle est tombée «follement amoureuse» en Ehpad. Contrainte de trouver un nouvel établissement, la retraitée remue ciel et terre, des mois durant, pour ne pas être séparée de son amant. Elle raconte son combat à qui veut bien l’entendre, hurle sa peine à ses amis, sa famille. Jusqu’à alerter la presse. «J’écrirai au pape, s’il le faut»,répète Anne. Fin septembre, c’est avec émotion, que de nombreux lecteurs, qui avaient suivi son parcours, ont appris son décès dans les colonnes de Sud Ouest. Depuis sa mort, son entourage ne décolère pas et continue de chercher des réponses. Car derrière le suicide de cette personne âgée se cache en réalité un drame humain : celui de l’amour et de la sexualité au troisième âge, encore tabou, et de sa délicate prise en compte par la société.
L’histoire commence à l’automne 2020. Après un important dégât des eaux dans son logement, Anne, sous tutelle, fait un bref passage à l’hôtel puis est relogée en urgence dans un Ehpad de La Rochelle. Une épreuve pour celle qui supporte difficilement les règles en communauté. Car aussi «cultivée» qu’«attachante», l’ancienne libraire et artiste est aussi «caractérielle» et «rebelle», selon ceux qui l’ont côtoyée. Elle chérit son indépendance et ne manque pas de le faire savoir autour d’elle. Et alors que la retraitée espère écourter au plus vite son séjour, elle fait la connaissance de Paul, un résident de 74 ans, lui aussi sous tutelle. C’est le coup de foudre. «Il me dit qu’il me trouve merveilleuse. Quand nous ne sommes pas dans les bras l’un de l’autre, je l’initie à la lecture, je lui lis des nouvelles. Il m’a aussi appris la belote, il nous arrive de jouer avec d’autres résidents. Je me débrouille très bien, il est fier de moi», confesse-t-elle dans un texte retrouvé après avec sa mort.
«Deux adolescents»
«Elle lui criait des mots d’amour et lui l’écoutait attentivement depuis son balcon», se souvient Mohamed El Khatib. Le dramaturge et metteur en scène était venu filmer la «fantasque octogénaire» au printemps, pour un spectacle en préparation baptisé la Vie secrète des vieux. Son constat : la sexualité des personnes du troisième âge est «un véritable angle mort mais qui pourtant nous concerne tous». Que deviennent l’amour et le désir après 70 ans ? «Dans les institutions, la question est épineuse. Avec mon équipe de tournage, au cours de notre tour de France, on a vu à quel point chacun bricole dans son coin», analyse le dramaturge, très touché par l’histoire d’Anne. Une scène l’a particulièrement marqué : «Il est vrai qu’elle était sans filtre. Elle racontait et faisait tout ce qui lui passait par la tête, ça pouvait en heurter plus d’un. Mais ce jour-là, Paul est venu la rejoindre dans le jardin. Ils s’appelaient “mon amour”, s’embrassaient langoureusement, comme deux adolescents. C’était beau à voir.»
Seulement, l’hébergement d’Anne est provisoire. Elle ne peut pas rester. «Chaque accueil est réglementé par l’ARS [l’Agence régionale de santé, ndlr]. Il y a des listes d’attente, sa présence était transitoire depuis le début et elle le savait», justifie Nicolas Richefeu, directeur de l’Ehpad, contacté par Libération. Mais surtout, la retraitée, sujette à des troubles de l’humeur, serait devenue «ingérable». «Ce n’est pas la première fois que nous avons une romance entre deux résidents. En temps normal, ça ne pose aucun problème, nous favorisons même les passerelles», par exemple en mettant à disposition de chambres plus grandes pour les couples, poursuit le directeur. «Mais sa situation était irrégulière et pour ne rien arranger, ses troubles du comportement ont créé de plus en plus de tensions avec le personnel et les autres pensionnaires, renchérit Danièle Carlier-Misrahi, vice-présidente du Centre communal d’action sociale (CCAS) de La Rochelle, qui gère l’Ehpad. Jusqu’au jour où un membre de la famille de Paul nous a demandé de protéger son père. Il ne voulait plus voir Anne.» Quelques jours plus tard, la retraitée se résout à quitter l’établissement pour rejoindre une résidence pour seniors. C’est là qu’elle met fin à ses jours, peu après son arrivée.
«Remise en question»
Jusque-là restée très discrète, la fille et la tutrice du retraité, veut aujourd’hui «rétablir la vérité» : si elle estime le «geste» d’Anne «fort regrettable», elle affirme que son père était sous «emprise» : Anne «était devenue omniprésente dans sa vie. Jusqu’à le terroriser à la fin. Mon père a été dépassé et ne voulait plus de contact avec elle. J’ai même dû l’exfiltrer pendant un temps», assure-t-elle. Une version balayée avec force par les personnes qui ont accompagné et guidé Anne dans ses derniers instants. «Ce qui est certain, c’est que Paul était effondré quand il a appris sa mort. Nous l’avons eu au téléphone, nous avons vu les lettres qu’il lui adressait. Leur amour était sincère», jure un proche d’Anne qui préfère conserver l’anonymat. «Ils ont bourré le crâne de Paul et ont fait passer ma mère pour folle car elle dérangeait», s’émeut l’un de ses fils. «Ce qu’on ne dit pas, c’est les pressions que notre mère a subies de la part des institutions avant de se suicider. Au début, il y avait de la place pour elle, puis ils ont subitement changé d’avis car elle ne rentrait pas dans les cases. Personne ne l’a vraiment prise au sérieux quand elle leur a dit qu’elle allait se tuer», abonde son frère. Des accusations réfutées en bloc par la CCAS.
Le directeur de l’Ehpad le concède, en apprenant la mort d’Anne, «il y a eu une remise en question. Les équipes ont d’ailleurs très mal vécu le fait d’être pointées du doigt». Depuis, il s’interroge et pense à la suite : «Comment en est-on arrivé là ? On a fait tout ce qui était en notre pouvoir pour lui trouver une solution mais il fallait aussi protéger Paul. La fragile notion de consentement entre deux personnes sous tutelle, qui plus est quand l’une d’entre elles a destroubles psychologiques, est complexe. Il faudrait sans doute du temps psy en plus dans les Ehpad, créer davantage de liens avec les hôpitaux psychiatriques.» Le territoire manquerait aussi cruellement d’établissements spécialisés selon lui. Mais l’entourage de la retraitée n’en démord pas : «Leur histoire était sincère, le monde n’était pas encore prêt à l’accepter. Alors Anne est morte d’amour.»
(1) Le prénom a été modifié.
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