par Virginie Ballet et photos Denis Allard publié le 18 octobre 2021
Il règne dans la petite pièce un calme inattendu. Les appels ont beau être incessants, aucune sonnerie ne retentit. Tout juste perçoit-on de discrètes vibrations, recouvertes par deux voix douces et enveloppantes d’écoutantes, placées comme dans une bulle et que rien ne semble déconcentrer. Trois semaines après le lancement de la plateforme d’écoute de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise) (1), les coups de fil affluent. Ils peuvent durer dix minutes ou près d’une heure, selon les besoins. Sur les murs presque nus sont punaisées les affiches de la campagne d’appels à témoignages, qui martèlent ce chiffre glaçant : «Chaque année en France, 160 000 enfants subissent des violences sexuelles.» Plusieurs centaines de personnes se sont déjà manifestées auprès de la plateforme, sans qu’il soit possible de les dénombrer avec précision : «Pour l’instant, l’outil technique ne le permet pas. Les trois premiers jours, on était vraiment sous l’eau. Maintenant, un peu moins : on arrive à absorber le flux d’appels, mais ça n’arrête pas…» explique Emmanuelle Piet, présidente du Collectif féministe contre le viol (CFCV), qui gère la ligne. Installée dans une tour du XIIIe arrondissement de Paris, son association gère depuis plus de trente-cinq ans une permanence téléphonique destinée aux victimes de violences sexuelles.
Fin septembre, la commission a donc naturellement confié à ces professionnelles la gestion d’un nouveau numéro d’écoute dédié, cette fois, exclusivement aux adultes agressés ou violés dans l’enfance. A chaque fois, les appelants se voient proposer de remplir un questionnaire en ligne, dont les résultats serviront à terme à la Ciivise pour faire des «préconisations fortes» à l’attention des pouvoirs publics, selon sa coprésidente, Nathalie Mathieu. Pour faire face, le CFCV a dû recruter trois écoutantes supplémentaires. Désormais, une douzaine de personnes se relaient pour recueillir cette parole douloureuse.
Dépôt de témoignage
C’est la première fois qu’elle appelle mais pas la première fois qu’elle parle. Comme beaucoup, par le passé, cette quinquagénaire n’a pas été entendue. D’ailleurs, après vingt ans de psychanalyse, son thérapeute a fini par lui balancer qu’il ne l’avait jamais crue. Elle préfère ne pas laisser son prénom, juste un pseudo. Le poids qu’elle veut déposer, c’est celui des viols commis par ses deux frères aînés, quand elle était gamine, dans un «contexte de maltraitance psychologique important». Récemment, ce vécu est revenu dans un cauchemar.
Avec beaucoup de délicatesse, Alexandra, l’écoutante, tente de l’aiguiller dans le dépôt de son témoignage : «L’un des agresseurs vous maintenait. Que faisait l’autre ?» Puis : «Vous avez réalisé en parlant avec votre amie que votre mère savait ?» Au fil du récit, la jeune femme, travailleuse sociale de formation, prend des notes dans un grand cahier qui lui serviront à rédiger la fiche récapitulative remplie après chaque appel. Y sont consignés les faits, le lien entre l’agresseur et sa victime, les conséquences sur cette dernière, les éventuelles suites judiciaires…
Chaque fiche est accompagnée d’un code : un prénom ou pseudonyme et un numéro de département, pour éviter d’avoir à tout répéter en cas de rappel. Au milieu de toute cette noirceur, un léger sourire s’esquisse sur le visage de l’écoutante : il semblerait qu’un chat miaule au bout du fil, salvateur éclair de légèreté. «C’est très fort ce que vous m’avez dit : “On peut s’en sortir. Je m’en sors.” Vous avez dit des choses très éclairantes, pour les préconisations, notamment en matière de prise en charge… Après cet appel, faites quelque chose qui vous fait du bien, d’accord ?»
Préserver d’autres enfants
A chaque appel, le même impératif : essayer de déterminer si l’agresseur est encore au contact d’enfants, s’il peut récidiver. Car si un mineur est en danger, les écoutantes doivent, comme le veut la loi, effectuer un signalement auprès du procureur de la République. Depuis l’ouverture de la ligne d’écoute, une quinzaine d’alertes de ce type ont été déposées. Mais c’est parfois plus compliqué puisque certains appelants refusent les signalements. Or il faut un certain nombre d’informations pour pouvoir donner l’alerte. Il faut alors avancer à tâtons pour tenter de convaincre que cela pourrait peut-être préserver d’autres enfants.
Au bout du fil ce matin-là, une autre personne qui a déjà appelé par le passé. Depuis leur dernière conversation, l’équipe a évoqué cette situation en réunion et s’avère inquiète pour les petits-enfants d’une femme qui aurait agressé sexuellement des mineurs. «Est-ce que vous avez pris le temps de réfléchir ? Vous êtes d’accord pour qu’on fasse un signalement ?» entame l’écoutante. Visiblement, la réponse est non. «C’est aussi tout l’objet de cette commission : faire bouger les choses», poursuit la professionnelle. Puis : «Ce sont des individus dangereux. Potentiellement, des mineurs sont en contact avec cette criminelle.» Pas suffisant pour convaincre d’effectuer un signalement, en tout cas pour l’instant.
Dans un autre appel, il y a de la colère. De celles qu’on a besoin d’exorciser. Cet homme a d’abord tout raconté à la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, dont les récentes révélations ont fait l’effet d’une déflagration : depuis les années 50, au moins 216 000 mineurs ont subi des violences sexuelles commises par un religieux. Dans ce qui émerge des mots de l’écoutante, on comprend que lui a été agressé sexuellement à 12 ans, tout comme un camarade de son âge, dans le cadre d’une colonie de vacances catholique.
Alexandra reformule ce que lui dit son interlocuteur, à propos de l’homme qui l’a agressé, qui serait un «pédocriminel déplacé ensuite en Afrique, pour cette raison», et tente d’aiguiller le récit. «Il a mis sa main sur votre sexe, c’est ça ? Ce que vous décrivez est en lien avec l’état de sidération, comme si le corps devenait une statue au moment d’un choc», lui explique-t-elle, comme pour détricoter cette culpabilité insidieuse commune à tant de victimes. Dans son effort de pédagogie, Alexandra lui parle aussi de la mémoire traumatique,«comme un détonateur dans le cerveau, qui fait revivre des images ou des odeurs à la victime, comme si le danger était toujours présent». «Il existe des professionnels capables de prendre cela en charge. Il n’y a aucune raison que votre souffrance soit continue au quotidien», poursuit-elle, en proposant de lui donner les coordonnées d’une structure proche de son domicile, glanées dans l’imposant classeur qu’elle garde à portée de main.
Impunité savamment organisée
Il n’y a pas de profil type : «Ça peut être n’importe qui», synthétise Elsa. A 25 ans, elle est écoutante depuis environ un mois au sein de la plateforme téléphonique, après avoir été conseillère principale d’éducation. Ce nouveau métier, qui demande de «savoir rassurer, apaiser, et trouver les mots justes» lui «va bien», estime-t-elle. Quand la violence est trop grande, elle s’applique à rendre sa voix «la plus douce possible». Sa courte expérience lui permet déjà d’en être sûre : «Tous les milieux sociaux sont concernés. Souvent, ce sont des gens qui ont deux visages : l’un est charismatique, l’autre est celui d’un prédateur.» Fréquemment, c’est un membre ou un ami de la famille, qui peut avoir fait plusieurs victimes. Ce matin-là, une mère a raconté son long combat pour mettre sa fille à l’abri de son père. Elsa a pris le temps de l’encourager, de la féliciter. «Son parcours a été long : malgré plusieurs signalements, jusqu’au procureur, on ne l’a pas crue. Beaucoup de mères sont dans cette situation. Souvent, elles veulent témoigner pour les autres», analyse Elsa.
Un point commun se dessine entre les agresseurs : la stratégie qu’ils déploient pour sévir. Une stratégie qu’Alexandra tente de déconstruire calmement, proposant même à son interlocuteur de prendre des notes. D’abord, la mise en confiance, puis l’isolement, le huis-clos, pour inverser la culpabilité. S’y ajoutent un climat de peur, «peu propice au développement de l’enfant», une impunité savamment organisée, en martelant à l’enfant que «c’est un secret», et une alternance de dévalorisation et de valorisation. «C’est lui, le seul responsable. Vous n’étiez qu’un enfant. Lui par contre savait très bien ce qu’il faisait», déroule l’écoutante.
Au bout du fil, un jeune homme, qui s’est vu imposer de pratiquer des fellations par un oncle «admiré», de dix-huit ans son aîné. «Ce n’est pas de la sexualité, ce sont des viols d’enfant, c’est que dit le code pénal», insiste Alexandra. Puis : «Vous avez déjà pensé à déposer plainte ? Ce n’est pas une obligation, mais un droit. Vous êtes légitime à le faire, si vous le souhaitez.» Il arrive aussi que les écoutantes renvoient certaines victimes vers le service de tchat de la police. Ce dispositif facilite le dépôt de la plainte, qui peut soulager les victimes, leur permettre de laisser une trace, même si les faits sont parfois prescrits.
Inlassablement, les écoutantes de la plateforme rappellent à leurs interlocuteurs qu’un questionnaire est à leur disposition sur le site de la Ciivise, et qu’ils peuvent aussi, s’ils le souhaitent, demander à être reçus physiquement par les membres de la commission. On peut aussi leur proposer une assistance juridique, un soutien médical ou psychologique, une rencontre avec l’association la plus proche de chez eux… Et à chaque fois, un petit mot d’encouragement, un «Vous n’êtes pas seule, n’hésitez pas, tenez-nous au courant». Les préconisations de la commission sont attendues pour 2023. D’ici là, des réunions publiques sont prévues un peu partout en France pour entendre les victimes. Alexandra, Elsa et les autres, elles, n’ont pas fini de le répéter : «C’est important que la parole se libère. La parole, c’est le pouvoir. C’est comme ça qu’on fera avancer les choses.»
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