Propos recueillis par Sandrine Cabut Publié le 23 octobre 2021
Canicules, inondations, tsunamis mais aussi pollution… Le psychiatre Antoine Pelissolo étudie l’impact du dérèglement de l’environnement sur la santé mentale et constate une forte progression de l’éco-anxiété chez ses patients.
Le professeur Antoine Pelissolo est chef de service de psychiatrie des hôpitaux Henri-Mondor et Albert-Chenevier (AP-HP, Créteil). Son dernier ouvrage, Les Emotions du dérèglement climatique(Flammarion, 220 pages, 19 euros), coécrit avec l’interne en psychiatrie Célie Massini, explore les effets directs et indirects du réchauffement climatique sur la santé mentale, et propose des solutions pour y faire face. Entretien avec un psychiatre inquiet mais optimiste.
Comment vous est venue l’idée de cet essai ? Surtout de votre expérience au quotidien, ou plutôt d’un intérêt personnel pour ces sujets ?
Les deux à la fois. Prenant en charge depuis longtemps des troubles anxieux, je constate que les inquiétudes autour de l’avenir climatique sont de plus en plus présentes chez nos patients. A titre personnel, mon regard sur ces questions est surtout médical, mais il y a un effet de génération : la jeune collègue avec qui j’ai écrit le livre est, elle, concernée personnellement. Elle avait envie de travailler sur cette thématique et en a même fait son sujet de thèse.
Au-delà des troubles d’éco-anxiété, nous nous sommes intéressés plus largement aux effets de l’environnement sur le psychisme. Nous avons exploré d’une part les effets d’événements aigus comme les canicules, les inondations ou les tsunamis ; et de l’autre ceux, moins brutaux et moins spectaculaires, des changements à bas bruit de notre environnement, y compris le rôle de la pollution. Ces sujets sont encore assez mal connus. Des travaux de recherche sont menés, mais c’est encore assez embryonnaire par rapport à ce qui se fait par ailleurs en psychiatrie.
Comment se présentent les patients atteints d’éco-anxiété dans vos consultations ?
Il s’agit le plus souvent de personnes qui consultaient déjà pour d’autres motifs. L’éco-anxiété est une des thématiques rencontrées dans l’anxiété généralisée, et qui devient centrale chez certains et notamment chez les jeunes.
Classiquement, les sujets principaux d’anxiété sont le travail, la santé, l’argent. Les préoccupations autour du climat et de l’écologie sont plus fréquentes depuis deux ans, la crise sanitaire a accentué le phénomène.
Dans mon hôpital, qui est un établissement spécialisé, on voit surtout des cas sévères, qui ont évolué par exemple vers une dépression. Mais tous les éco-anxieux ne consultent pas un psychiatre ou un psychologue, et il n’y en a pas forcément besoin.
Il faut considérer l’éco-anxiété comme une thématique qui peut aller, chez certains, jusqu’à un état de souffrance, avec des symptômes dans le champ des troubles anxieux : attaques de panique, angoisses, troubles du sommeil, et toute une gamme d’émotions négatives. Pour l’instant en tout cas, ce diagnostic n’est pas individualisé en tant que tel dans les classifications de maladies psychiatriques.
Vous évoquez, dans certains cas, une intrication avec des symptômes s’apparentant à ceux des traumas psychiques. De quoi s’agit-il ?
Effectivement, les signes anxieux peuvent se mêler à des cauchemars, à des reviviscences de scènes de catastrophes climatiques… Il ne s’agit pas ici de scènes vécues directement mais vues en boucle sur des écrans. Bien sûr, ces symptômes n’ont pas le même niveau d’intensité que les authentiques troubles de stress post-traumatique décrits chez des personnes victimes de graves inondations, d’un tsunami… Mais à chaque fois qu’un événement se produit, on en voit les images, et beaucoup de personnes le vivent comme si c’était leur propre terre, et même leur propre corps qui était exposé. Il y a un effet d’accumulation, avec le sentiment que les menaces se rapprochent dans le temps et dans l’espace, et qu’on sera un jour concerné directement. On utilise désormais le terme de stress pré-traumatique, comme s’il y avait anticipation d’une catastrophe qui peut nous tomber dessus à tout moment.
A ce tableau un peu hybride peuvent aussi s’ajouter des symptômes de type dépression, toute une palette d’émotions négatives (rancœur, culpabilité…), et même une sorte de deuil écologique. Ainsi de la solastalgie qui correspond au sentiment douloureux de voir un endroit connu modifié, par exemple par l’érosion du littoral, sans retour en arrière possible. Tout cela peut devenir obsédant, invalidant pour le quotidien. J’ai pu l’observer en particulier chez des militants dont l’investissement a un effet bénéfique pour sublimer leur inquiétude mais les plonge encore plus dans ces problématiques. C’est décrit également chez des scientifiques qui travaillent dans le domaine du dérèglement climatique.
Etes-vous surpris par ces tableaux cliniques ?
Ce qui me frappe le plus chez ces patients, et que l’on retrouve dans la littérature scientifique, c’est leur positionnement sur la question de la descendance. Dans leur difficulté à se projeter dans l’avenir, beaucoup sont fermement décidés à ne jamais avoir d’enfant, ou du moins ils l’envisagent sérieusement. Ils sont qualifiés de « Ginks » [pour Green Inclination, No Kids,« engagement vert, pas d’enfants »].
Jusqu’à présent, malgré des périodes dramatiques, la descendance représentait pour la plupart des gens un espoir ; et la finitude que l’on connaît tous et qui est à la base des angoisses de mort était un peu allégée par la perspective d’une transmission. Le fait de renoncer volontairement à cela me semble être un changement majeur de vision du monde.
Face à ce constat pesant, quelles solutions proposez-vous ? Faudrait-il des filières de soins spécialisées ?
Encore une fois, l’éco-anxiété n’est pas forcément une pathologie qui relève d’un suivi psy. Les premières réponses sont de l’ordre de l’hygiène de vie émotionnelle : il faut d’abord mieux comprendre ses émotions, pouvoir les verbaliser, et surtout les partager. Les stratégies de gestion de stress (rythme de vie équilibré, relaxation, méthodes corporelles diverses) sont aussi utiles, et dans ce cas si possible au contact de la nature. Cela peut paraître un peu trivial, mais en lisant les études scientifiques, je suis assez convaincu par la démonstration des effets bénéfiques des espaces verts, arbres, etc., sur le corps et le psychisme. Par exemple, des chercheurs allemands ont récemment montré que la consommation d’antidépresseurs d’habitants de Leipzig est inversement proportionnelle au nombre d’arbres à proximité de leur domicile.
Bien sûr, dans cette étude comme dans d’autres, les effets sont limités mais ils sont significatifs. Et de même que l’éco-anxiété résulte souvent d’une accumulation de petits facteurs négatifs, le mieux-être passe par une combinaison de solutions. Un engagement personnel dans l’écologie, à travers les gestes du quotidien voire dans un mouvement plus collectif, peut aussi aider à se déculpabiliser et se sentir plus actif, mais il ne faut pas le présenter comme un fardeau supplémentaire.
En termes de soins, il n’y a pas nécessairement besoin de filière spécialisée, mais il serait souhaitable que les professionnels de première ligne, psychologues et médecins généralistes, soient sensibilisés sur ces sujets, pour mieux comprendre ces patients.
Dans votre tour d’horizon, vous décrivez également l’impact impressionnant sur la santé mentale d’événements aigus comme les canicules ou les catastrophes naturelles…
Les effets directs du dérèglement climatique sur la santé psychique sont effectivement étayés par de nombreuses études, et ils peuvent être spectaculaires. Ainsi, les pics de chaleur sont associés à une augmentation sensible des passages aux urgences pour troubles de l’humeur, du comportement, anxiété… Il a aussi été montré une hausse des suicides, et des actes agressifs, délits et même meurtres. Selon des chercheurs américains, un réchauffement de 1 °C correspond à une progression du taux de suicide de 0,7 % aux Etats-Unis, et de 2,1 % au Mexique, soit potentiellement des dizaines de milliers de décès supplémentaires chaque année dans ces deux pays si les températures continuent à s’élever au même rythme.
Une vaste étude, toujours aux Etats-Unis, a mis en évidence la fragilité particulière des personnes atteintes de troubles psychiques comme la schizophrénie : leur risque de décès pendant un épisode caniculaire est multiplié par trois. Cela peut être favorisé par des médicaments comme les antipsychotiques qui aggravent une hyperthermie, mais il y a bien d’autres facteurs : défaut d’hydratation, isolement social, consommation d’alcool… En France, des programmes de prévention et de suivi lors des épisodes de chaleur ont été développés pour les personnes âgées, mais sans doute pas assez pour d’autres populations vulnérables comme les malades psychiques. Ces pics de chaleur allant se multiplier, il faudrait que l’on s’y prépare.
Quid des effets de la pollution ?
Là aussi, il y a désormais beaucoup de données. Il a été démontré que le fait de naître, grandir et vivre en ville est associé à un risque plus élevé de troubles psychiques, (schizophrénie mais aussi troubles de l’humeur ou anxiété) qu’en milieu rural. Je suis particulièrement frappé par des travaux suggérant un excès de troubles neurodéveloppementaux (autisme, trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité…) et de schizophrénie chez des jeunes dont la mère avait été exposée à des pics de pollution pendant la grossesse ou qui en ont connu eux-mêmes. Ces constats restent à confirmer et à affiner. On ne sait pas quel poids peut avoir la pollution, présente depuis des décennies, mais cela fait partie des constats inquiétants.
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