par Eric Favereau et Anaïs Moran publié le 26 octobre 2021
L’hôpital public s’effondre-t-il ? Les discours alarmistes sont légion depuis vingt ans, mais bon an mal an celui-ci résiste et arrive toujours à passer l’orage. Cette fois-ci pourtant, il y a ce chiffre ahurissant qui fait craindre le pire : au moins 20% des lits disponibles sur le papier sont actuellement fermés dans les CHU et CHR de France, puisqu’il n’y a plus assez de soignants pour tous les faire fonctionner. Le professeur Jean-François Delfraissy, président du Conseil scientifique et du Comité consultatif national d’éthique (CCNE), avec quelques-uns de ses membres et la logistique des directeurs de CHU, ont mené une enquête début octobre, contactant les différents acteurs pour faire un «point instantané» sur le nombre de lits fermés. Un lit sur cinq fermé, donc, selon cet état des lieux «flash». Faute d’infirmières et d’aides soignantes avant tout, mais aussi de médecins titulaires, lessivés par la crise épidémique et dépités des réponses apportées par le ministre Olivier Véran et son Ségur de la santé, jugées insuffisantes.
La situation, évoquée dans l’avis du Conseil scientifique du 5 octobre est d’autant plus critique qu’en 2020 déjà, 5 800 lits «d’accueil en hospitalisation» ont été fermés, signale un rapport de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), publié en septembre. Depuis 2013, ce ne sont pas moins de 27 000 lits qui ont été engloutis un peu partout en France, indique cette même étude. Il en resterait aujourd’hui environ 387 000, mais tous ne peuvent donc être opérationnels à cause des sous-effectifs de personnel. Symbole de ce moment si tendu et particulier : prévue ce mercredi, la tant attendue entrée en vigueur du plafonnement de la rémunération des médecins intérimaires (payés à des tarifs bien plus élevés que les titulaires) a été repoussée face au risque de fuite de ces derniers et, par extension, d’aggravation du phénomène de fermetures de lits.
A entendre les uns et les autres – médecins comme administratifs, chefs de service comme directeurs –, les grands centres hospitaliers en France sont au bord de la rupture. «Le moment est périlleux», reconnaît le directeur de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (AP-HP), Martin Hirsch. «Catastrophique, je n’ai jamais vécu une tension pareille», tranche le Dr Patrick Pelloux, urgentiste au Samu de Paris. «On connaît de grandes difficultés», poursuit le professeur René Robert, qui dirige le pôle mère-enfant au CHU de Poitiers. «Situation ingérable dans certaines disciplines», note François Crémieux, à la tête des hôpitaux de Marseille. «Je ne sais pas comment on va passer l’hiver. Nous sommes au bord du précipice», insiste encore le Dr Patrick Goldstein, chef des urgences du CHU de Lille et patron du Samu du Nord.
Quelle est la situation concrète dans les services hospitaliers ?
A l’AP-HP, selon les chiffres officiels, 19 % des lits étaient fermés au mois de septembre 2021, soit deux fois plus que dans la situation d’avant-Covid (le taux de fermeture était déjà de 9 % en septembre 2019), comme nous le certifie Martin Hirsch. Consultées par Libédans un document interne de l’AP-HP, les données précises des 39 hôpitaux du groupe, répartis entre Paris et les départements limitrophes, donnent le tournis. Dans le XIVe arrondissement de la capitale, l’hôpital Cochin affiche par exemple 127 lits actuellement fermés, soit 15 % de son offre de soins. Au sein de l’hôpital européen Georges-Pompidou, situé dans le XVe arrondissement voisin, ce sont 172 lits, soit 24 %. A l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine), 85 lits sont indisponibles, ce qui représente une baisse de 30 % de la capacité de prise en charge. Dans les murs de la Pitié-Salpêtrière, plus gros paquebot hospitalier d’Europe, dans le XIIIe arrondissement de Paris, on enregistre 225 lits hors-service, l’équivalent d’un taux de fermeture de 14 %.
Au total, 3 566 lits sont fermés aujourd’hui à l’AP-HP, pour un groupe hospitalier qui en compte près de 20 000. En septembre 2019, 1 694 lits étaient déjà inutilisables. La crise du Covid a ainsi entraîné la fermeture de centaines d’autres. Et, si l’on entre dans le détail, ce n’est pas sans conséquences pratiques : à Necker, dans le XVe arrondissement de Paris et fleuron de la pédiatrie française, cela s’effrite à grande vitesse depuis l’été. En réanimation-chirurgie, 10 lits sont fermés, 14 le sont aussi en pédiatrie, 18 lits en chirurgie générale. «C’est en juin que l’on a commencé avec les ennuis graves, les arrêts de travail en nombre, les maladies inopinées. Et depuis, cela flambe», détaille un réanimateur. Un exemple encore : en neuropédiatrie, 8 lits sont fermés sur les 25 que compte le service. Mi-octobre, 21 patients relevant de pédopsychiatrie ont été pris en charge dans différents services de Necker, faute de places. «On jongle de façon dangereuse, avec des ados anorexiques dans des services dont ce n’est pas la spécialité», note une pédiatre. A cela se rajoute l’épidémie de bronchiolite, survenue en avance et de manière puissante, que l’AP-HP peine déjà à absorber.
«Dans certains services, le manque d’une personne ou deux peut faire chavirer une activité entière. Il suffit désormais de l’absence de quelques personnes pour que ça craque.»
— Le professeur François-René Pruvot, président de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU
Dans les services d’urgences aussi, les équipes s’alarment. «On n’a jamais vu cela, détaille Patrick Pelloux, médecin urgentiste à Necker. C’est effarant, il y a quelque chose de désespérant. Hier matin, nous avions une urgence cardiaque, et le Samu a mis deux heures à trouver une place au patient dans un service de cardiologie. Deux heures !» Son confrère de la Pitié-Salpêtrière, Yonathan Freund, parle d’une conjoncture «gravissime» et qualifie désormais de «machine à broyer» l’hôpital public français. «Laisser sur un brancard une patiente de 92 ans plus de seize heures, sans avoir aucun lit pour l’installer dans une chambre, sans avoir le temps de passer la voir de temps en temps, et se rendre compte trop tard que personne n’a pu l’accompagner aux toilettes à temps… Dans notre service, nous vivons désormais ce genre de situations intolérables. Comme partout ailleurs.»
La grande et inquiétante nouveauté est que cette tension se retrouve, donc, presque partout en France. Le professeur François-René Pruvot, à la tête de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU, le constate sans ambiguïté : «Ce qui est clair, c’est que l’hôpital n’est pas à 100 %. Sur la fermeture de lits, à peu près tous les CHU français sont concernés. Dans certains services, le manque d’une personne ou deux peut faire chavirer une activité entière. Il suffit désormais de l’absence de quelques personnes pour que ça craque.» Ajoutant encore : «Ce sont en fait une multitude de trous dans la raquette. Un service de psychiatrie où l’on ferme 8 lits, un service de cardiologie où on en ferme 10. Il me semble que c’est vraiment en chirurgie que les difficultés sont les plus emblématiques.» Le professeur dépeint des dizaines de blocs à l’arrêt sur tout le territoire. Si le Covid avait entraîné jusqu’à 60 % de déprogrammations pour renforcer les services débordés, 10 % à 20 % des opérations sont actuellement encore annulées. Et, cette fois, «ce n’est pas parce que le personnel a été déployé ailleurs», pointe François-René Pruvot.
A Marseille, même si le directeur général de l’Assistance publique – Hôpitaux de Marseille (AP-HM), François Crémieux, estime que les tensions sont moins fortes qu’à Paris (448 lits sont fermés sur les 2 700 que compte l’institution, nous dit-il, c’est-à-dire 16 % de leur capacité), le contexte reste franchement incertain : «Nous avons dû fermer des blocs, et là, en octobre, globalement nous sommes revenus à la situation avant le Covid, où nous avions tous démissionné de nos fonctions de chefs de service vu la tension dans les services», rappelle le président de la Commission médicale d’établissement, le professeur Jean-Luc Jouve. Sans compter que les hôpitaux généraux aux alentours craquent aussi, faisant craindre des réactions en chaîne : «A Aix, ils sont en souffrance sur les urgences. A Salon-de-Provence, c’est la pédiatrie qui craque, à Martigues, c’est la cardiologie. Derrière, c’est à nous d’assurer, mais on ne pourra pas tout absorber», se tourmente le professeur Jouve. «Ce sont des dépistages en moins, des prises en charge plus tardives, des opérations qui traînent. On risque d’en payer le prix», s’alarme ainsi un ancien directeur de l’offre des soins.
Comment expliquer ces fermetures massives de lits ?
Le Dr Patrick Goldstein, connu pour son pragmatisme et sa mesure, rappelle d’abord «qu’avec le Covid, beaucoup de chambres à deux lits ont été transformées en chambre à un lit pour limiter la contagion, et depuis elles le sont restées». Mais ce que dresse principalement l’urgentiste, c’est un «mal-être massif, une démotivation» qui se traduirait par des difficultés de recrutement, des départs et de l’absentéisme. «C’est ce que j’appelle une crise des valeurs, indique-t-il. Le monde d’aujourd’hui à l’hôpital est pire que celui d’hier.» Marie-Noëlle Gerain-Breuzard, qui préside la conférence des directeurs généraux de CHU, se montre légèrement moins pessimiste : «Je ne souscris pas forcément à l’image d’une hémorragie massive de fuites de l’hôpital public. Je crois que la réalité est plus contrastée. Néanmoins, la situation nationale est inquiétante du fait de la combinaison de variables assez délétères, dont des vacances d’emplois qui se prolongent et un absentéisme des personnels non médicaux qui reste élevé post-Covid. On s’interroge forcément sur l’état de santé de la population, et les conséquences de retard de prise en charge liées.»
Illustration du malaise ambiant, qui a une conséquence directe sur les fermetures de lits : l’absentéisme donc, officiellement en hausse. Selon la conférence des présidents de commission médicale d’établissement de CHU, la moyenne nationale tournerait autour de 11 %, «alors que nous étions autour d’une moyenne nationale de 8 % à 9 % avant l’épidémie de Covid», précise son président François-René Pruvot. Cet absentéisme atteint quasiment 12 % à l’AP-HM, comme à Lille, relate François Crémieux. A Paris, il pointe à 9,5 % alors qu’il était de 8 % avant la crise du Covid.
Pour l’heure, aucune estimation nationale n’a été réalisée sur l’ampleur du départ de soignants hospitaliers cette année, et du nombre de postes existants qui ne trouvent pas preneurs. Au siège de l’AP-HP, on souligne toutefois que la tension extrême dans les services se concentre essentiellement sur une problématique RH d’infirmières «généralistes» : la semaine du 11 octobre, 1 074 postes étaient vacants, «soit plus du double de septembre 2020», note Pierre-Emmanuel Lecerf, directeur général adjoint de l’institution. «Ce mois d’octobre, nous n’avons fait que 30 embauches. C’est très préoccupant, il y a une absence de perspective de grande vague de recrutement, expose-t-il. Les équipes font des heures supplémentaires, et tentent de faire beaucoup plus de soins ambulatoires [qui ne nécessitent pas de passer la nuit à l’hôpital, ndlr] ou d’hospitalisations de plus courte durée, qui sont en forte augmentation cette année, mais il faudra forcément embaucher pour tenir sur la durée.»
Même constat à Marseille. «Il nous manque 120 infirmières, rend compte Jean-Luc Jouve. Nous avions un manque chronique de 60 infirmières avant le Covid, mais aujourd’hui il a donc doublé. Avec une grosse difficulté chez les infirmières spécialisées.» Dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, de nombreuses soignantes paramédicales sont en train de quitter l’hôpital. Selon l’Agence régionale de santé, 4 000 infirmières sont inscrites à Pôle Emploi, espérant trouver du travail de l’autre côté de la frontière, en Suisse ou en Allemagne, où l’activité est mieux rémunérée.
La communauté médicale semble elle aussi fortement touchée à certains endroits du territoire, comme au centre hospitalier de Mantes-la-Jolie (Yvelines), où 5 médecins sur 10 des urgences pédiatriques s’en vont, et aucun remplacement n’a pour le moment été trouvé. Un grand nombre de services d’urgences, mais aussi de gériatrie ou de médecine, ne fonctionnent qu’avec des médecins ayant un diplôme hors de l’Union européenne. Pour autant, les inquiétudes sont essentiellement focalisées sur le personnel infirmier. «On est à un moment très particulier. Les temps ont profondément changé. Les jeunes ne veulent plus travailler la nuit ou le week-end. Ce n’est pas qu’un problème de revenus», argumente Martin Hirsch. Pour pallier les résultats mitigés du Ségur de la santé, qui n’a rien amélioré à la problématique de recrutement malgré une augmentation générale de 183 euros net par mois et la revalorisation de la grille salariale, le ministre Olivier Véran a augmenté sensiblement le nombre des étudiants. Selon un arrêté pris le 13 juillet, 34 037 places ont été ouvertes en cette rentrée 2021-2022 pour les élèves de première année, soit 2 861 places de plus que l’an passé. 36 104 places sont prévues pour l’année universitaire 2022-2023. Une mesure dont les effets ne pourront n’être mesurés que dans plusieurs années.
Un temps redoutées, les suspensions de soignants, en raison d’un non-respect de l’obligation vaccinale, semblent en revanche marginales. Et leur impact sur le fonctionnement des lits «relativement faible», assure la conférence des présidents de commission médicale d’établissement des CHU. A Marseille, il y a eu une centaine de suspensions sur 13 000 agents salariés. A l’AP-HP, un peu plus de 400 pour 100 000 employés.
Pourquoi ce problème est-il structurel ?
L’urgentiste de la Pitié-Salpétrière, Yonathan Freund, insiste pour dire que le malaise n’est pas apparu avec la crise sanitaire. «Le Covid a bon dos. Certes, les soignants ont connu une période de travail éreintante sans précédent. Mais si les gens fuient l’hôpital public, c’est parce qu’ils se sont laissés ébouillanter par les pouvoirs publics pendant des années et qu’ils abandonnent avant d’y laisser toute leur peau, analyse-t-il. Ils le font maintenant parce qu’ils ne voulaient pas abandonner leurs collègues en pleine tempête Covid. Là, plus rien ne les retient, ils voient bien que rien n’est fait pour sauver l’hôpital public.»
«Quelque chose a été loupé, tente d’analyser, de son côté, Patrick Pelloux. Le Covid aurait pu changer la donne. La société s’est rendu compte de l’importance de l’hôpital, du monde soignant, et on ne peut pas nier qu’avec le Ségur de la santé, de l’argent a été mis et redistribué. Mais voilà, aujourd’hui, la situation ne s’est pas améliorée, c’est même pire. Le rendez-vous a été manqué, poursuit-il. La crise monstrueuse que l’on connaît ne date pas d’hier mais d’avant-hier.» Pour le Dr Pelloux, la loi HPST (Hôpital, patient, santé, territoire) dite «loi Bachelot», votée sous la présidence de Nicolas Sarkozy en 2009, qui a fait basculer les règles du monde de l’hôpital vers celui de l’entreprise, est le point de départ de «cet effondrement du service public». «Notre modèle d’organisation a implosé. On est passé d’un modèle paternaliste à un modèle managérial sans queue ni tête», surenchérit le professeur André Grimaldi, qui est à l’origine du mouvement de contestation dans les hôpitaux, il y a maintenant cinq ans «Aujourd’hui, les médecins partent de l’hôpital. Qui aurait imaginé il y a dix ans que les hôpitaux de Paris allaient manquer de chirurgiens, cette discipline phare ? Ou que les deux tiers de la chirurgie orthopédique allaient se faire dans le privé ?» note encore Patrick Pelloux. «Regardez la situation de l’hôpital Necker, argumente une pédiatre. Le Covid n’a pas impacté la pédiatrie. Le fait est que l’on tire de plus en plus sur la corde, les gens s’en vont, et en écho la direction… s’adapte.»
Que va-t-il dès lors survenir ? «Le problème est que cela dure, et que cela va durer», lâche le Dr Patrick Goldstein. «On a besoin d’un plan Marshall», plaide de son côté le professeur Jean-Luc Jouve de Marseille. Et surtout, ce fonctionnement au ralenti laisse planer le risque d’une forte baisse de la qualité de la prise en charge.
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