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mercredi 27 octobre 2021

Chronique «Historiques» «On peut plus rien dire» : pourquoi la révolution du rire a laissé derrière elle les accents africains

par Nadia Vargaftig, Maître de conférences à l’université de Reims, Champagne-Ardenne (Urca)  publié le 27 octobre 2021

Ne plus blaguer de ce qui nous faisait encore sourire il y a quinze ou vingt ans n’est pas forcément le signe d’une société politiquement correcte ou moralisatrice mais la preuve qu’elle est travaillée par les questions de discriminations et d’exclusions.

Le rire appartient sans conteste au champ de l’histoire, et plus largement des sciences humaines et sociales. Fait anthropologique universel, étudié en leurs temps par Aristote, Thomas d’Aquin, Rabelais, Kant, Bergson, Bakhtine et Jankélévitch, il n’en est pas moins situé dans un temps et un espace toujours particuliers. Transgressif et subversif par essence, il est, en France, étroitement lié à l’histoire politique d’un pays et d’une communauté qui se pensent dans le temps long d’une construction à la fois démocratique et républicaine. Objet «bon à penser» pour l’histoire, plaidait déjà Jacques Le Goff à la fin du siècle dernier, il porte en lui l’invitation renouvelée à interroger nos sensibilités dans la durée (1).

Dans son article de 1997, l’historien du Moyen Age lançait alors les pistes d’une étude du rire qui se déploie aujourd’hui à travers le champ des humor studies : du carnaval au stand-up en passant par les bouffons, la presse satirique et la caricature, le rire et ses supports offrent d’innombrables entrées à l’historien·ne des cultures et des sociétés. Dans le même article, Le Goff soulignait aussi le caractère intrinsèquement pluridisciplinaire de ce champ d’études, repris aujourd’hui dans une somme publiée aux éditions du CNRS et réunissant une trentaine de contributeur·ice·s issu·e·s de nombreux horizons disciplinaires (2). Y est notamment posée l’hypothèse d’une inflexion majeure dans l’histoire du rire en France depuis la Révolution : celle d’une démocratisation du rire rendue possible à la fois par les grandes ruptures politiques depuis la fin de l’Ancien Régime et par l’avènement d’une culture de masse elle-même nourrie de l’expansion des industries culturelles et médiatiques que furent entre autres la presse, le roman, le cinéma, le spectacle de music-hall, la radio, la bande dessinée, la télévision et Internet. Sont ainsi dessinées les frontières d’un vaste Empire du rire, pour reprendre le titre donné à ce bon millier de pages.

On est dès lors tenté d’explorer les marges et les confins de cet empire pour interroger ce qui ne fait plus rire, ou moins rire dans nos sociétés. Déplorer, comme on l’entend parfois, qu’«On ne peut plus rire de rien», déclinaison du non moins fameux «On ne peut plus rien dire», a sans doute beaucoup moins de sens et d’intérêt que de se demander pourquoi on ne rit plus des mêmes choses, et pour quelles raisons nos bidonnages et autres marrades se sont déplacés vers de nouveaux sujets pour en délaisser de plus anciens, jugés désormais illégitimes voire carrément embarrassants. Dit autrement, pourquoi les imitations africaines de Michel Leeb suscitent-elles chez nous désormais plus de malaise que d’hilarité, au même titre que les «blagues de blondes» ? Et surtout, est-ce vraiment grave ? Il est sans doute temps de démonter les dynamiques et les héritages de tout un corpus de blagues, de situations et de ressorts humoristiques, au premier rang desquels trônent les racistes, les sexistes et les homophobes, suivis de près par une nébuleuse de plaisanteries aux relents validistes ou âgistes, pour ne citer que les principales. Ne plus rire de ce qui nous faisait encore sourire il y a quinze ou vingt ans n’est pas nécessairement une mauvaise nouvelle ou le signe d’une société politiquement correcte, corsetée dans une culture de l’annulation forcément moralisatrice, mais plutôt d’une société de plus en plus travaillée par la question des discriminations et des exclusions qui la façonnent et la traversent. Rire de qui et rire avec qui sont ainsi deux questions toujours aussi politiques que historiques.

Si le rire n’est que cette «anesthésie momentanée du cœur», selon la formule célèbre de Henri Bergson, si son mécanisme fondamental ne consiste qu’à créer du lien et de la connivence tout en excluant de son sein un membre isolé du groupe, s’il n’est plus que cela, sans doute perd-il alors sa charge de résistance pour se mettre au service de la perpétuation de l’ordre en place. Les rieur·se·s seraient alors tou·te·s du côté du manche. Et ce ne serait vraiment pas drôle.

(1) «Une enquête sur le rire», de Jacques Le Goff Annales HSS, 1997.

(2) L’Empire du rire. XIXe-XXIe siècle, de Matthieu Letourneux et Alain Vaillant (dir.), Paris, CNRS Editions, 2021.


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