par Anaïs Moran publié le 23 décembre 2020
«Le cyberharcèlement des femmes scientifiques ne sera pas la nouvelle norme.» Tel est le titre de la tribune signée par un trio de professeures de médecine, Karine Lacombe, Caroline Samer et Alexandra Calmy, et publiée mercredi dans la renommée revue scientifique britannique The Lancet. La première est française, les deux autres suissesses. L'expertise bien enracinée, la légitimité fortifiée par des postes à responsabilités. Elles s'élèvent d'une seule voix pour dénoncer les calomnies et les menaces dont elles sont victimes sur Internet depuis le début de la crise épidémique. Dans cette ère Covid, des scientifiques hommes subissent eux aussi de violents assauts, notamment lorsqu'ils tentent «d'expliquer rationnellement l'état actuel des connaissances sur l'efficacité de l'hydroxychloroquine», écrivent-elles. Néanmoins, les femmes «peuvent être plus sujettes à la cyberintimidation visant à dénigrer leur probité et leurs compétences scientifiques», soulignent-elles, dénonçant le caractère «misogyne et sexiste des attaques». Réunies le temps d'une matinée par écrans interposés, elles ont raconté àLibé leurs expériences, animées par la volonté de mettre à nu les violences sexistes. Convaincues, par ailleurs, de l'importance de condamner la sous-représentation des chercheuses dans les médias et les articles scientifiques. En résumé : «Contrer le silence des voix des femmes dans la science.»
Pourquoi prenez-vous la parole aujourd’hui ?
Karine Lacombe : Pour dire que nous ne voulons plus que notre reconnaissance et notre légitimité de femmes scientifiques soient injustement bafouées, malmenées, à l'occasion de cette crise sanitaire. A titre personnel, depuis le début, et parce que j'ai été présente assez tôt sur la scène médiatique, je fais face à un déchaînement de commentaires sexistes, humiliants et très injurieux. Les propos scientifiques que je tiens dans les médias ne sont pas directement mis en cause. Je suis dénigrée sur ma personne, mon physique, la manière dont je m'habille, ce que je représente en tant que femme… Il y a quelques jours, j'ai encore reçu un mot dans lequel une personne m'insultait et concluait ainsi : «Vous feriez mieux de vous occuper de vos enfants, parce que vu le temps que vous passez dans les médias, ils ne doivent pas beaucoup vous voir.» Je m'en étais ouverte en juillet à Alexandra [Calmy], qui m'avait dit : «Moi, je vis exactement la même chose en Suisse !» Et là, il y a eu un déclic.
Alexandra Calmy : Effectivement, cet appel téléphonique a résonné en moi pendant plusieurs mois. Et puis à la faveur d'un colloque en octobre, Caroline [Samer] m'a prise à part et m'a montré les messages irrespectueux, violents, qu'elle avait reçus. Il nous semblait temps d'opposer un refus clair et net sur cette situation. De montrer que nous ne sommes ni des victimes ni des agitées. De s'appuyer les unes sur les autres, comme une forme de sororité.
Caroline Samer : L'idée de ce texte est vraiment de dénoncer l'inacceptable, de provoquer une prise de conscience. De mon côté, rien que ces dernières semaines, au détour de conversations avec des collègues, j'ai appris que je n'étais pas la seule victime de ce type d'insultes et de menaces. Nous sommes là aussi pour servir de modèles. Cela doit dépasser le cadre de notre article, que ça puisse libérer une certaine parole.
Pouvez-vous nous décrire la teneur des messages reçus ?
Caroline Samer : J'ai fait face à des tentatives d'intimidation, des menaces, des propos injurieux. J'ai reçu des messages diffamatoires sexistes sur mes compétences professionnelles, comme : «Etes-vous certaine d'avoir obtenu vos diplômes régulièrement, sans avoir eu recours à quelques artifices féminins ?»
Karine Lacombe : Evidemment, sur les réseaux sociaux, on reçoit aussi des insultes type «grosse connasse», «grosse salope» provenant de gens totalement inconnus. Personnellement, ce qui m'a profondément choquée est venu d'un collègue de Marseille qui m'a appelée «la dinde de l'infectiologie» sur Twitter. Jamais il ne se serait permis cela avec un confrère. Cette histoire de dinde a ensuite été reprise ad nauseam par des utilisateurs, qui se sont sentis libres de reprendre l'expression puisqu'elle avait été validée par une autorité scientifique. A l'occasion de Thanksgiving, quelqu'un a écrit en parlant de moi : «C'est le massacre des dindes, est-ce qu'il n'y en a pas une qu'on va épargner ?» Et un autre a répondu : «Ah bah non, surtout pas celle-là !»
Comment se protège-t-on de cette haine ?
Alexandra Calmy : C'est simple, j'ai juste arrêté de lire les commentaires postés sur les réseaux sociaux. C'est terriblement injuste, mais oui, je ressentais aussi un sentiment de honte. Le cyberharcèlement ne quitte jamais l'esprit. On rumine. On se pose sans cesse la question de comment réagir face à cela. Est-ce que je réponds, est-ce que je ne réponds pas ? Parfois on souhaiterait plus de soutien de ses pairs… Il devient compliqué de s'exprimer en public, on devient méfiante.
Karine Lacombe : C'est de l'autocensure !
Alexandra Calmy : Oui c'est sûr, mais d'un autre côté, on ne peut pas jouer aux héroïnes tous les jours !
Caroline Samer : Nous avons beaucoup réfléchi avant d'accepter cette interview aujourd'hui… Nous nous sommes questionnées sur un possible retour de boomerang.
Karine Lacombe : En France, dès la mi-mars, certaines de mes collègues ont refusé de s'exposer dans les médias parce qu'elles voyaient bien que je me faisais violemment attaquer. Elles ne voulaient pas être prises là-dedans. C'est la première fois de ma carrière que je rencontre ce phénomène d'autocensure. Dans le monde du VIH, où j'avais évolué jusqu'alors, les femmes n'avaient jamais été attaquées. Le Covid est une véritable rupture.
En France, la députée Céline Calvez a été missionnée par le Premier ministre pour analyser la «place des femmes dans les médias en temps de crise». Rendues en septembre, ses conclusions attestent que seules «quelques rares expertes femmes», comme vous, Anne-Claude Crémieux ou Dominique Costagliola «ont pu émerger» pendant la pandémie. Est-ce seulement une question d’autocensure ?
Karine Lacombe : Non, bien sûr. Cette sous-représentation met tout simplement en lumière la réalité du milieu hospitalier. Beaucoup de professeurs de médecine investissent les plateaux télé durant cette crise : dans le système français, leur légitimité est suprême et leur liberté de parole bien plus grande que les «simples» médecins. Et sans surprise, ces postes sont majoritairement occupés par des hommes. En 2017-2018, seulement 28 % des nominations à un poste de professeur des universités-praticien hospitalier (PU-HP) concernaient des femmes, alors qu'elles représentent un peu plus de la moitié des médecins qui travaillent à l'hôpital. Les choses progressent, il y a une vraie prise de conscience, par exemple pour 2020, on a presque réussi à être sur du 50-50. Mais oui, c'est encore une réalité : plus on va vers le sommet de la pyramide hiérarchique, moins il y a de femmes.
Qu’en est-il pour la Suisse ?
Alexandra Calmy : Il y a eu deux ou trois personnalités féminines qui ont brillamment réussi à s'imposer. En revanche, dans les tables rondes, les débats télévisés, il semble que parmi les scientifiques, les hommes ont été plus fréquemment invités.
Caroline Samer : Dans un autre registre, je constate que des différences subtiles peuvent persister au niveau des articles de presse. Un exemple récent : nous étions deux interviewés, un médecin spécialiste, ex-président de la société suisse de sa discipline, et moi, actuelle présidente de la division clinique de la société de pharmacologie à l'international. Si l'ancien poste de ce confrère a été cité dans l'article, mon poste actuel n'a même pas été mentionné…
Dans votre tribune, vous soulignez que ces inégalités de représentation entre les femmes et les hommes ont aussi touché l’univers des revues scientifiques. Selon l’étude de «eLife» que vous convoquez, la proportion d’articles sur le Covid-19 publiés lors de la première vague, avec une femme comme autrice principale, a baissé de 19 %, comparé aux articles publiés dans les mêmes revues en 2019. Comment l’expliquez-vous ?
Karine Lacombe : J'ai très peu publié pendant cette période car j'ai passé la plupart de mon temps dans la gestion de la prise en charge des malades à l'hôpital. J'étais dans le care, pas dans mon laboratoire ou derrière mon ordinateur à écrire. J'ai l'impression que dans cette crise sanitaire, les hommes sont sur le devant de la scène, à orienter les décisions et briller sur le front de la recherche, pendant que les femmes sont dans le support et le soin. Sans compter la charge familiale. Une étude du National Institutes of Health américain datée de 2014 avait montré que les femmes dépensaient 8,5 heures de plus par semaine pour des tâches parentales et domestiques comparé à leurs pairs masculins. L'équivalent d'une journée de travail qu'elles ne peuvent investir dans leur travail. En temps de Covid, je vous laisse imaginer…
Alexandra Calmy : Ce problème n'est malheureusement pas nouveau. Prenons la question de la distribution des places dans la signature d'un article scientifique. On est encore loin d'être à égalité entre les femmes et les hommes pour les positions de premier auteur (considéré comme le contributeur principal) et de dernier auteur (le chercheur senior qui a guidé le projet) ! Certaines études ont pu démontrer que les femmes sont souvent en deuxième, troisième ou quatrième position (1). Elles font le travail technique et les statistiques, établissent la base de données, incluent les patients… Mais les leaders, les penseurs de l'article, ce sont encore plus souvent les hommes. Ces places d'auteur·e·s sont pourtant cruciales, car elles permettent à une carrière académique d'avancer.
Karine Lacombe : A l'AP-HP, on a lancé en avril un programme d'essais thérapeutiques appelé Corimuno-19 auquel participent des médecins hommes et femmes, qui s'investissent pour l'inclusion des patients, l'analyse des données, le conseil scientifique… Le papier qui fait état de leurs résultats dans le Jama Internal Medicine n'est signé que par six hommes. La conférence de presse de l'AP-HP n'a convié que des hommes.
Caroline Samer : Moi, j'ai la chance d'être dans une spécialité où les femmes sont bien représentées. Mais de manière générale, il est vrai que si une chercheuse et un chercheur effectuent un travail à parts égales pour un projet de recherche, la chercheuse devra sans doute davantage montrer les dents pour s'assurer de sa bonne place dans l'article, notamment en début de carrière. Il persiste encore de nombreux biais implicites, conscients ou inconscients, liés au genre dans les parcours académiques féminins… Ce ne sont pas des choses que l'on nous explique durant les études de médecine. On les observe progressivement en avançant dans nos années. Et face à cette situation, il semble parfois plus simple d'accepter certaines injustices que de monter au front ; non pas par indifférence, mais par souci de sérénité, par crainte des éventuelles conséquences parfois aussi.
Alexandra Calmy : Je pense aussi que cela s'aggrave lorsque l'on avance dans sa carrière. Il y a quelque chose qui dérange chez les femmes plus expérimentées, de par leurs postes de cadres finalement. La compétition académique devient plus forte avec l'âge. La question du pouvoir, de l'ambition, est délicate à gérer pour une femme. Avancer avec des convictions est vu, et traduit, comme une agression. On n'attend pas cela d'une femme, cela dérange.
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