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jeudi 10 juin 2021

A Sartrouville, des bénévoles prennent le volant pour remplacer les bus de nuit

par Ramsès Kefi et et photo Cha Gonzalez   publié le 9 juin 2021

Après l’incendie de cinq bus en sept mois dans ce quartier de Sartrouville (Yvelines), les lignes nocturnes ont été suspendues un temps. Les bénévoles d’une association de quartier ont assuré, avec leurs voitures personnelles, la connexion vitale entre les travailleurs de première ligne et les gares RER alentour. 

La dame à lunettes dit qu’à pied, l’obscurité effraie, même quand on connaît sa ville. «On ne sait jamais sur qui on peut tomber.» Elle enchaîne des ménages qui commencent à 5 heures tapantes. La quinqua vit à la cité des Indes, à Sartrouville (Yvelines), laquelle a passé un bout de printemps privée de bus. Cinq ont brûlé en sept mois, donnant à ces faits divers une coloration de crimes en série – de surcroît non élucidés. Le dernier engin calciné, le 18 avril, a placé le quartier en double quarantaine. De 21 heures à 6 heures, tant que le jour ne s’est pas levé, les transports n’y entraient plus par mesure de sécurité, en plus du couvre-feu sanitaire. On a croisé la dame à lunettes jeudi dernier, aux alentours de 4h45, quatre jours avant la fin officielle de la punition collective, fixée au lundi 7 juin. Walid, petite trentaine et fine moustache, l’a alpaguée alors qu’elle marchait dans la rue. Sa tête sortie par la fenêtre : «Madame, vous allez à la gare ? Montez…» Elle monte, pose sa tête sur une fenêtre et le bénit en continu le temps du voyage. Elle est assise avec d’autres «petites mains» – si célébrées depuis le Covid – qui frottent les bureaux, nettoient les établissements publics ou oscillent de chantier en chantier. Qui perdent des sous sur des salaires menus à chaque retard quand le patron est intraitable.

Walid et d’autres bénévoles, via l’association les Grands frères et sœurs de Sartrouville, ont mis en place des navettes citoyennes pendant deux semaines, entre le 24 mai et le 5 juin. Avec leurs voitures personnelles, ils ont épargné des marches matinales, jusqu’à la gare, à des travailleurs en situation d’usure avancée. Ils clament : «Tu ne peux qu’avoir mal au cœur en sachant qu’une mère ou un père s’épuise de cette façon, tu ne peux pas rester sans rien faire.» Il y a leur sommeil raccourci parce qu’il faut anticiper entre trente et quarante-cinq minutes de vadrouille selon les foulées. Et puis, il y a la météo. Mai fut soupe au lait, pluvieux, venteux et froid selon les périodes. Les petites mains sont toutes raccord : cette marche là équivaut à un turbin supplémentaire. A qui les interroge, elles proposent un jeu de rôles simplissime : imaginez vous lever, fatigué, et avoir pour première pensée les trois quarts d’heure de trajet à parcourir – ça fonctionne aussi pour le coucher.

Détaché de son continent

Les Indes sont un cas pratique de connexion et de déconnexion. Les réseaux RATP (le 272, le Noctilien 24) et Transdev (qui opère aussi en Ile-de-France) desservent ce quartier populaire au nom marquant, engagé dans un lifting complet à plusieurs dizaines de millions d’euros et où ont été invités des promoteurs privés. Il est le plus imposant et peuplé du «Plateau», qui regroupe les cités prioritaires de Sartrouville et compte plus de 9 000 habitants, sur une population municipale de 52 000 personnes. Lorsque tout fonctionne, ce coin-ci mi-béton, mi-vert, est gâté : pas loin de la Défense, à quinze kilomètres de Paris, à quinze minutes des gares de Sartrouville et d’Argenteuil, paradis de débrouille pour les classes modestes – son marché est une légende. Lorsque les bus l’esquivent, les frontières invisibles deviennent concrètes, presque agressives. Les gares environnantes sont si excentrées que les Indes paraissent un bout de terre détaché de son continent, à savoir Sartrouville. Le terme «banlieusard» prend alors tout son sens.

Les arrêts évités sont truffés de messages de service, parfois flous pour le quidam, qui tiennent au courant les usagers de certains assouplissements : les grandes déviations (contourner complètement les Indes et les ignorer) sont devenues des petites (passer juste à côté), au fil des semaines et des négociations entre pouvoirs publics et sociétés de transports. Un jeune chauffeur du 272 explique : «On a de plus en plus amoindri les déviations entre avril et juin. Mais je peux concevoir que du point de vue des gens, surtout le matin, c’est très compliqué à gérer et à comprendre au jour le jour.» Et : «A titre personnel, dévier mon bus, c’est à contrecœur. Avec le temps, on apprend à reconnaître des visages, des passagers. On pense à eux quand “on dévie”. Ils ne méritent pas ça. Mais en même temps, cinq bus ont brûlé.»

Piroo, l’un des visages et fondateurs des Grands frères et sœurs, le martèle : «A la fin, tout ça à cause de deux ou trois guignols.» Le modus operandi est incroyable. Deux personnes encagoulées entrent dans le bus, l’aspergent d’essence, font descendre tout le monde et le crament dans la nuit, sous les fenêtres. Piroo doute, parce que, de son point de vue, c’est trop gros : «On a presque l’impression que ça vient de l’extérieur pour nuire au quartier. Ce n’est pas possible, les gens ici sauraient qui a fait ça. Mais nous, on n’a rien entendu sur cette affaire.» Le restaurateur, presque trentenaire, pointe des caméras sur un poteau des Indes : «C’est Loft Story ici, et on ne peut pas attraper les coupables ? Quel est l’intérêt de faire ça cinq fois d’affilée ? Qui fait ça ? On veut des réponses, nous.»

Un décor traité à la dynamite

Les photos de bus en barbecue font un mal profond aux Indes, territoire à la réputation raturée, fini d’être bâti au début des années 70. Celui-ci fut refuge de solides classes moyennes, d’ouvriers et d’immigrés parqués en bidonvilles dans la ville et ses environs. Le décor est celui des grandes cités déjà retouchées par les grues et traitées à la dynamite : trois tours sur sept ont été démolies, d’autres devraient suivre dans le cadre de grands projets où les tramways doivent s’inviter et les propriétaires se multiplier.

Un Carrefour costaud a été installé tout près des HLM. Un rade d’antan a survécu à l’entrée des Indes, la Civette du Val. Des commerces sont emmurés, d’autres vivotent sous les blocs. Des pavillons entourent les Indes, quand ils ne les transpercent pas – la respiration au milieu des petits et grands ensembles. Une ferme urbaine a été aménagée dans un parking souterrain. Un kebab outrepasse la bectance et organise un gigantesque tournoi de foot estival pour fédérer tous les jeunes de la ville. Et un passage à niveau représente la frontière entre les Yvelines et le Val-d’Oise.

La mairie de Sartrouville plaide aussi l’étau : l’édile Pierre Fond (LR), en poste depuis 1995, affirme au travers de communiqués qu’il compatit mais demeure impuissant. Il signe positivement toutes ses fins de texte : «Avec des équipements publics et des services à la population de qualité, Sartrouville est de plus en plus appréciée des familles pour ses infrastructures, ses animations et son cadre de vie.» En particulier son centre-ville. Alexandra Dublanche, adjointe à la mairie et vice-présidente de la région Ile-de-France, résume les réunions bimensuelles entre avril et juin pour convaincre la RATP de retourner aux Indes. «Ce n’est pas nous qui sommes sur le terrain, mais les chauffeurs, qui ne voulaient plus y retourner. De là où nous sommes, on ne peut rien imposer. Vous croyez vraiment, comme l’avancent certains, qu’on a un intérêt à laisser perdurer cette situation ? Quel serait notre intérêt ?»

La région a demandé au préfet de faire de cette affaire une priorité. Et les conducteurs de bus, depuis le 7 juin, sont censés être épaulés par plus d’agents de sécurité. La vice-présidente : «Franchement, le timing n’a rien à voir avec ces navettes citoyennes.» Que la municipalité n’a ni encouragées ni soutenues, à la grande surprise des habitants. Elle poursuit : «Nous n’avions pas été avertis. Venir en aide aux gens est toujours positif. Nous aurions pu également proposer des navettes, mais la question de la sécurité se serait posée. Et si l’une d’elles avait été attaquée avec une mère de famille à son bord ?» Question en suspens, qui n’inspire aucune réponse solide en l’état : et si ça recommençait cette semaine ? Quelle solution pérenne est prévue ? Une déviation tout l’été ? Comme éléments, la RATP nous a joint un guide de procédures de sécurité pour un conducteur. Et Transdev n’a pas encore donné suite.

Les Grands Frères et Sœurs de Sartrouville sont l’une des premières bonnes nouvelles médiatiques depuis longtemps, pour les Indes. Des canards nationaux les ont classés parmi les bienfaiteurs de la pandémie. Pêle-mêle, ils ont convaincu les fast-foods des environs d’offrir plats et sandwichs au personnel soignant, avant d’organiser leur distribution dans les hôpitaux alentour. Pas de local, des tee-shirts bleus, pas d’adhérents officiels, des actions ponctuelles dans la plupart des quartiers de la ville, comme des dons de fournitures scolaires. Le discours est tristement banal : avec la mairie, le contact est coupé. Les commentaires sur zone au moins autant : «On ne vote pas, donc on ne pèse rien du tout, ce qui retarde la résolution des problèmes ».

«Je remonte à vide»

Dix-neuf bénévoles se sont mobilisés entre le 24 mai et le 5 juin. Piroo : «On a eu des remontées d’habitants très tôt, mais on ne pouvait rien faire avant la fin mai : beaucoup de membres actifs de notre ­association étaient au Sénégal, en mission humanitaire.» Le 3 juin, cinq voitures ont ­enchaîné les allers-retours Indes-Gare de Sartrouville entre 4 heures et 6 heures. Une trentaine de femmes et d’hommes, qui empruntent le tout premier RER pour rejoindre la station d’après ou une porte éloignée de Paris. Qui ont perdu le privilège, trois mois durant, de poursuivre un peu de leur nuit en fermant les yeux dans le bus. Ce matin-là, Walid, l’ambulancier, aura embarqué une petite dizaine de personnes dans son monospace. Sa messagerie WhatsApp crachait comme une radio d’inspecteur. «Une femme au rond-point du théâtre», «J’y vais…»,«Je remonte à vide…», «Tu es où ?», «Je monte au Plateau», «Il y a un homme vers l’Eglise»

Le jeune chauffeur du 272, qui officie également sur d’autres lignes, n’appréhendait pas la reprise du 7 juin : «Au quotidien, ce n’est pas si difficile de rouler aux Indes. Il y a quelques incidents, mais rien que l’on ne rencontre pas ailleurs. Vraiment, à titre personnel, les choses se passent plutôt bien. On a même des mères de famille qui, parfois, nous offrent des choses à manger. Simplement, il faut savoir que le chauffeur de bus prend tout quand le quartier va mal. Dès qu’il y a une descente de police par exemple, la tension retombe sur nous. Depuis le 19 avril, il y a des moments difficiles, où des gens nous font des remontrances. C’est lourd et dur à encaisser. Nous ne sommes pas responsables de cinq bus brûlés.» Dit autrement : on l’oublie, mais lui aussi est une petite main.

Le service est encore partiellement amputé : après 23 heures et jusqu’à 4 heures du matin, les bus n’iront toujours pas dans cette partie de Sartrouville, jusqu’à nouvel ordre. Mardi 8 juin, le dernier 272 parti d’Argenteuil est passé à 22 h 58 aux Indes. A toute berzingue, sans agent de sécurité et quasi vidé. A l’intérieur, le casting va du jeune galérien regardant des vidéos de chaton aux employés de restauration qui débauchent et appuient sur le bouton «Arrêt demandé» avec un bout de mouchoir ou de papier-toilette – le Covid courant toujours.

Ce soir-là, le chauffeur a été alpagué par un collègue à un feu rouge, lequel a sorti sa tête par la fenêtre et lui a rappelé les règles : si l’aiguille de la montre touche le 11, il n’est pas censé entrer aux Indes. Là-bas, Piroo et les autres bénévoles sont célébrés en héros. On les klaxonne dans le quartier, on leur réserve les accolades des grandes occasions, on les félicite d’adoucir la réputation de tout un coin. Piroo : «Le pire dans ces histoires d’incendies, c’est qu’aux Indes, tout le monde connaît la majorité des chauffeurs.»


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