Par Roxana Azimi Publié le 9 juin 2021
Le cinéaste et collectionneur Bruno Decharme vient de faire don de 900 œuvres d’art brut au Centre Pompidou. Cette entrée confirme l’engouement pour un genre resté longtemps confidentiel, créé par des marginaux, des autodidactes et des esprits tourmentés.
« Sans titre » (vers 1970), de Janko Domsic.
Plus de 900 œuvres d’art ! C’est une donation considérable que le Musée national d’art moderne vient de recevoir de la part du réalisateur de documentaires Bruno Decharme. « Un profond bouleversement pour le musée », abonde Bernard Blistène, son directeur, pas peu fier du grand coup qu’il réalise à quelques jours de son départ du Centre Pompidou, le 28 juin.
Si cette donation secoue l’institution parisienne, c’est qu’elle ne se compose pas de têtes de gondole du marché ou de jeunes plasticiens branchés que convoitent habituellement les musées. Les artistes qui rejoignent aujourd’hui Beaubourg s’appellent Aloïse, Madge Gill, Adolf Wölfli, Henry Darger, Pascal-Désir Maisonneuve, Augustin Lesage ou Fleury Joseph Crépin.
Théorisé en 1945 par Jean Dubuffet
Pour la plupart, ce sont des marginaux tenus pour fous, des esprits sophistiqués perdus dans les méandres de leur inconscient, des autodidactes passionnés, des simples d’esprit tourmentés. Tous ont produit un « art brut », théorisé en 1945 par l’artiste Jean Dubuffet, qui désignait ainsi des créateurs irréductibles aux normes de la culture savante.
Ce peintre inspiré avait soigneusement collecté leurs productions et songé même les déposer au Centre Pompidou. Avant d’y renoncer, préférant confier son ensemble de 5 000 œuvres, en 1971, à la ville de Lausanne. Cinq ans plus tard, y était inaugurée la Collection d’art brut. C’est là que Bruno Decharme, étudiant en philosophie formé au cinéma par Jacques Tati, découvre en 1977 ces « artistes d’un genre particulier qui nous proposent un savoir autre, nous disent des choses essentielles qui font écho en nous ».
Une révélation qu’il peine parfois à formuler. « C’est comme demander à quelqu’un pourquoi il tombe amoureux », a-t-il coutume de dire, appréciant la quête désarmante de vérité de ces créateurs. Au début des années 1980, il achète ses premières œuvres d’art brut. Il en possède aujourd’hui près de 6 000. Une passion dévorante. Depuis 1998, il produit et réalise des documentaires consacrés à cette forme d’art, notamment Rouge ciel.
Contrairement à Dubuffet, qui prônait la mise à l’écart de l’art brut pour mieux le protéger, Bruno Decharme n’a eu de cesse de le révéler à un large public. En 1999, il fonde l’association abcd (art brut connaissance & diffusion), pour organiser des expositions à partir de sa collection, produire des films sur ces auteurs méconnus et publier des livres. Il réussit à convaincre le Palais de Tokyo de présenter, en 2012, l’une de ses découvertes, Zdenek Kosek, un artiste tchèque persuadé, entre autres, de déterminer les variations météorologiques.
Adossé au Palais idéal du facteur Cheval ?
Avec son ami et alter ego Antoine de Galbert, qui exposera sa collection, en 2014, à la Maison rouge-Fondation Antoine-de-Galbert à Paris, Decharme rêve de créer un musée dans un château communal adossé au Palais idéal du facteur Cheval, à Hauterives (Drôme). Quoi de plus logique qu’un centre mondial consacré à l’art brut à côté de cette construction hors norme, façonnée pendant trente ans par un modeste facteur ?
La région Auvergne-Rhône-Alpes et le département de la Drôme sont enthousiastes : ils sont prêts à mettre plus de 2 millions d’euros pour rénover le château. Mais craignant de ne pouvoir en assurer le fonctionnement, la mairie prend peur et se rétracte. « Hauterives doit aujourd’hui s’en mordre les doigts », grince Antoine de Galbert qui, en novembre dernier, a joué les intermédiaires entre Bernard Blistène et Bruno Decharme. « J’ai dit à Bruno, il faut viser un grand musée, soit le Centre Pompidou, soit le MoMA, à New York », rapporte-t-il.
Le Centre Pompidou ? L’objectif est audacieux. D’autant que le musée a loupé le coche de l’art brut, malgré la donation de Daniel Cordier, en 1989, qui comportait des œuvres d’artistes relevant de cette catégorie. Dans une lettre adressée à Alfred Pacquement, alors conservateur au musée, l’ancien résistant, galeriste et marchand de tableaux espérait pourtant que « la masse de ces irréductibles » apporte « un élément de chahut à l’intérieur du musée ». Mais le « coup de force » de Daniel Cordier aura un goût amer : Beaubourg ne garde que quelques œuvres et envoie tout l’art brut de la donation au musée Les Abattoirs, à Toulouse…
Existence d’une salle permanente
Depuis, toutefois, le monde de l’art a changé. L’art brut s’est invité dans les grands raouts, notamment à la Biennale de Venise, en 2013. Les prix aussi se sont affolés. Si Bruno Decharme a acheté son premier dessin d’Adolf Wölfli pour l’équivalent de 300 euros, il a dû se défaire d’un petit appartement pour acquérir, quelques décennies plus tard, un dessin de Martín Ramírez. « Il n’aurait pas été imaginable de constituer un tel ensemble d’un seul coup, compte tenu des prix de certaines œuvres d’art brut aujourd’hui », admet Sophie Duplaix, conservatrice au Centre Pompidou.
Réjoui de « ce retour du refoulé », Bruno Decharme espère que sa collection « apportera une autre compréhension de l’art du XXe siècle ». Il est d’autant plus heureux que toutes les clauses de sa donation ont été acceptées, en premier lieu celle assurant l’existence d’une salle permanente, au sein des collections du Centre Pompidou, qui sera inaugurée le 21 juin.
Le musée s’est aussi engagé à développer un pôle de recherche autour de l’art brut et à préparer, pour 2027 ou 2028, à l’occasion de la réouverture du Centre Pompidou après travaux, une exposition de référence sur l’art brut à partir de la donation de Bruno Decharme. Manière d’exaucer, trois décennies plus tard, le vœu de Daniel Cordier : « Briser le carcan des certitudes acquises et remettre, de temps à autre, le compteur à zéro ».
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