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vendredi 11 juin 2021

Questions autour du suicide d’une femme de 22 ans à la prison de Fresn

Par   Publié le 12 juin 2021

Une information judiciaire est en cours pour non-assistance à personne en danger. Le rôle d’un officier pénitentiaire est au cœur des interrogations.

Dans le quartier des femmes de la prison de Fresnes, le 3 juillet 2020.

Karima Takhedmit s’est suicidée à la maison d’arrêt pour femmes de Fresnes (Val-de-Marne) le 29 octobre 2020. Elle avait 22 ans. Son cas aurait pu ne rester qu’un parmi les 119 détenus qui se sont donné la mort en prison en 2020, selon le ministère de la justice. Le récit bouleversé des quelques personnes qui ont côtoyé, en prison ou dehors, cette jeune femme quasiment sans famille aurait peut-être justifié à lui seul de s’y intéresser. Mais, surtout, les questions autour des conditions de son passage à l’acte méritent d’être posées.

La juge d’instruction de Créteil, initialement saisie d’une information judiciaire pour « recherches des causes de la mort »,comme c’est la règle après un suicide en détention, a récemment requalifié la procédure en information contre X pour « non-assistance à personne en danger ». Lina Belkora, avocate de Karima Takhedmit depuis 2019, estime qu’elle a été victime de harcèlement.

« C’était une fille généreuse, entière et très belle », dit aujourd’hui Lucie Klein, qui l’a connue au collège. Karima avait erré depuis sa naissance entre foyers de l’aide sociale à l’enfance (ASE) et familles d’accueil. « Elle avait besoin de beaucoup d’amour et d’attention mais, sans doute parce qu’elle en avait manqué, ne savait pas comment faire avec les autres. » Un père disparu dans la nature avant même sa naissance et une mère sous tutelle, en hôpital psychiatrique depuis plus de vingt ans.

« Elle a fait des bêtises »

Les deux copines se perdent de vue pendant les années lycées, jusqu’à ce coup de fil de 2017. Karima, majeure, est allée de galères en mauvaises rencontres après sa sortie de l’ASE, jusqu’à se trouver à la rue. Lucie l’amène chez ses grands-parents qui la prennent sous leur toit, à Paris, et sous leur aile. « Elle faisait Noël avec nous. » Des petits boulots – hôtesse d’accueil ici, secrétaire là, barmaid dans des boîtes de nuit – lui permettent de payer le loyer d’un studio appartenant à la famille. « Puis, elle a fait des bêtises, du trafic de stup. Je l’ai mal pris, on s’est un peu fâchées », raconte Lucie.

Au cours de ses cinq mois passés en prison, la jeune détenue n’obtient pas un seul parloir, en dehors de son avocate

Celle qui n’était jamais sortie des clous commence à fréquenter les commissariats et le tribunal de Paris. En deux ans, Karima accumule cinq condamnations pour des faits de conduite sans permis d’un scooter, d’outrage à agents lors des contrôles et de trafic de stupéfiant. La jeune femme, n’éveillant pas les soupçons, avait été chargée d’introduire de la cocaïne dans la boîte de nuit où elle travaillait. La justice lui a laissé sa chance, les peines sont graduées dans le temps : sursis simple, sursis avec mise à l’épreuve et suivi sociojudiciaire, puis prison ferme aménageable.

Le 18 mars 2020, au moment où la France se confine, Karima s’évade en rompant le bracelet électronique qu’elle porte à sa cheville depuis plus de trois mois. Rattrapée le 22 mai lors d’un banal contrôle de police, elle est condamnée pour « évasion »,conduite sans permis, fausse identité donnée lors du contrôle et violences sur un policier (ce qu’elle a contesté, contrairement aux autres infractions).

Immédiatement incarcérée à la maison d’arrêt des femmes de Fresnes, elle vit sa première expérience de la prison. « Au début, cela s’est bien passé, mais cela a dégénéré au cours de l’été. J’ai vu l’escalade disciplinaire », explique Me Belkora. Dans une lettre adressée le 24 juillet 2020 au juge de l’application des peines (JAP) de Créteil qui la suit, elle se confie : « Ici, plus le temps passe, plus je me dégrade. (…) Dix-huit années passées à l’ASE m’ont habituée aux restrictions que m’inflige la prison. Nombreuses sont les similitudes, les longs moments laissés dans le vide, la calomnie des rapports écrits, l’autorité, la violence. »

Au cours de ses cinq mois passés en prison, la jeune détenue n’obtient pas un seul parloir, en dehors de son avocate. Lucie a bien tenté d’obtenir un permis de visite. « Après plusieurs semaines, ils m’ont demandé de renvoyer une enveloppe timbrée, puis plus rien », dit-elle. Ses grands-parents ont eux aussi fait une demande auprès de l’administration pénitentiaire, restée sans réponse.

Aménagement de peine

Au même moment, la grand-mère maternelle de Karima, avec qui elle avait conservé un lien très distendu par-delà les années, se mobilise. « Ce n’était pas notre histoire, mais comme elle a appelé sa grand-mère pour dire qu’elle était en prison, on a voulu l’aider », dit aujourd’hui Fouzia Kourtaa, sa tante. Faute d’obtenir un permis de visite, les deux femmes poussent en septembre 2020 la porte d’un avocat, Jean Deconinck. « Le temps qu’elles obtiennent ce permis, la jeune femme était morte », constate l’avocat qui dénonce « une avalanche de dysfonctionnements de l’administration pénitentiaire qui ont conduit à l’inéluctable ».

Une première commission disciplinaire, le 14 septembre, sanctionne la jeune détenue de dix-sept jours de quartier disciplinaire, pour plusieurs incidents survenus pendant l’été – possession d’un téléphone portable, rébellion à l’égard d’un surveillant, cigarette récupérée sous la porte d’une autre cellule.

De retour le 1er octobre dans sa cellule, numéro 129, au premier étage, elle travaille à sa demande d’aménagement de peine pour l’audience prévue le 15 octobre devant le JAP. Le jugement rendu le 29 octobre lui accorde, avec l’avis favorable de l’administration pénitentiaire et du procureur, un placement au centre de semi-liberté de Versailles.

Dans ses motivations, le juge de Créteil note « la prise de conscience de la requérante, qui a d’elle-même sollicité un aménagement particulièrement contraignant », avec des horaires de sortie limités le week-end, « qu’elle a engagé des soins appropriés au caractère inadapté de son comportement » et surtout que « le temps de sa première incarcération en détention ordinaire ne doit pas être prolongé afin de ne pas installer Karima Takhedmit plus longtemps dans un rapport de force avec l’institution carcérale ». L’intéressée n’aura jamais connaissance de ce jugement.

Un coup de pied et tout bascule

Tout bascule le 27 octobre 2020. L’enquête judiciaire, dont Le Monde a pu consulter des pièces, retrace ces événements jusqu’au suicide, deux jours plus tard. Karima tambourine à la porte pour obtenir un changement de cellule.

Descendue dans le bureau du chef de détention, un capitaine dont nous tairons le nom par respect de la présomption d’innocence, l’échange tourne rapidement aux cris. Il décide de la faire placer en salle d’attente, au bout de la coursive, pour qu’elle se calme. Mais alors qu’elle s’y rend, l’officier la rejoint pour lui maintenir fermement le bras et l’épaule. « Lâchez-moi ! », crie la jeune femme à trois reprises, avant de se débattre et de décocher un coup de pied au capitaine. Elle est alors maîtrisée par deux surveillantes.

Toute la hiérarchie des surveillants savait que cette jeune fille impulsive « ne supportait pas qu’un homme la touche ». Plusieurs surveillants présents ont jugé que l’intervention musclée du chef de détention n’était pas justifiée.

Il n’empêche : un coup de pied a été donné, c’est une agression sur personnel pénitentiaire. Karima est immédiatement placée « en prévention », c’est-à-dire au quartier disciplinaire, sans attendre la commission disciplinaire. A la directrice de la maison d’arrêt, Marion Georget, venue sur les lieux, l’officier aurait déclaré : « S’il n’y a pas de prévention, je vous tracte. » Il est membre actif de la section locale UFAP-UNSA qui, comme tous les syndicats pénitentiaires, n’hésite pas à éditer des tracts très virulents contre les chefs d’établissement.

Le 29 octobre se tient la commission disciplinaire, présidée par Mme Georget. L’avocate de Karima, à un procès ce jour-là, avait demandé en vain de la déplacer. L’avocat commis d’office s’étonne à l’audience que ce capitaine se retrouve juge et partie dans la procédure. Victime de l’agression, auteur du compte rendu d’incident, il a décidé, sur la foi du rapport d’enquête disciplinaire inspiré de son propre compte rendu, du renvoi de la détenue devant la commission.

« Pourquoi il a fait ça ? »

Les premiers mots de la jeune femme devant cette instance sont de s’excuser auprès de lui. La sanction tombe, trente jours de quartier disciplinaire. C’est le maximum légal. « Une sanction totalement disproportionnée qui de mémoire de surveillant n’avait jamais été prononcée à la maison d’arrêt des femmes de Fresnes »,s’offusque Me Deconinck.

Une femme incarcérée à Fresnes a écrit à l’attention du procureur que « ce n’est pas la première fois qu’une détenue essaie de se donner la mort à cause » de l’officier

En fin d’après-midi, Me Belkora reçoit un appel de sa cliente – à l’aide d’un téléphone portable depuis sa cellule disciplinaire –, qui craint que cette sanction ne compromette son aménagement de peine. Elle s’inquiète d’une plainte contre elle que le capitaine « agressé » lui a dit vouloir déposer devant le procureur.

La détenue refuse son repas du soir et pleure beaucoup. La surveillante gradée chargée du quartier disciplinaire ce soir-là alerte son supérieur à plusieurs reprises. Dans ces moments de particulière vulnérabilité psychologique d’un détenu, les règles en vigueur dans toutes les prisons sont de prévenir le médecin, pour s’assurer de la compatibilité de la mesure avec son état, et de mettre en place une surveillance horaire. L’officier ne prend aucune de ces directives. En revanche, il fait comprendre à Karima qu’elle ne réintégrera pas sa cellule, partagée avec une codétenue qu’elle connaît bien, à l’issue de la sanction.

Lors de la ronde de 21 h 30, la jeune femme est retrouvée, assise au sol, pendue avec son pull à un barreau. Dans sa cellule, on découvre des brouillons de lettre au JAP dans lesquels elle se demande « Pourquoi il a fait ça ? », en évoquant ce moment où il l’a attrapée par le bras, alors même que le premier surveillant lui demandait de la lâcher.

« Jamais de méchanceté, mais une vraie chieuse = attachiante »,écrit son ex-codétenue quelques jours après sa mort. Une autre femme incarcérée à Fresnes a écrit à l’attention du procureur que « ce n’est pas la première fois qu’une détenue essaie de se donner la mort à cause de lui », évoquant le cas d’une Nigérienne.

La juge d’instruction chargée du dossier change d’affectation dans les prochaines semaines. Tous les protagonistes du dossier ont été entendus à ce jour par la police, sauf cet officier. Il a depuis pris du galon, est passé « chef de services pénitentiaires », et a quitté le quartier des femmes pour diriger une division à la prison pour hommes. Une promotion sans lien avec cette affaire, « obtenue mécaniquement » en même temps que de nombreux officiers dans le cadre d’un plan de requalification, assure une source pénitentiaire.


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