Par Béatrice Jérôme Publié le 6 juin 2021
Fragilisés par la situation sanitaire, les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes savent qu’ils ont perdu la bataille de l’opinion. Les pressions sont fortes en faveur du développement massif du maintien à domicile des seniors.
Il y a les chiffres, implacables. Plus de 37 500 pensionnaires d’Ehpad sont morts du Covid-19 depuis mars 2020. Il y a aussi les histoires personnelles, souvent douloureuses. Au deuil se sont ajoutées les épreuves de l’isolement en chambre des résidents, les restrictions de visites infligées à leurs familles, parfois abusivement contingentées alors que la campagne de vaccination était achevée dans l’établissement.
« Les logiques sécuritaires et sanitaires mises en place par ces institutions lors de l’épidémie ont conduit à un excès de sécurité. Au risque de devenir ce que l’on pourrait qualifier “d’institution totalitaire” », peut-on ainsi lire dans une enquête publiée en octobre 2020 par l’Espace éthique d’Ile-de-France, sous la direction du philosophe Fabrice Gzil. Meurtris par la pandémie, les Ehpad ont vu leur étoile pâlir encore un peu plus. « On a perdu la bataille de l’opinion, se désole Pierre Gouabault, directeur de plusieurs Ehpad publics dans le Loir-et-Cher. Le modèle n’a pas su prendre en compte les nouvelles aspirations sociétales. »
Les Ehpad sont-ils pour autant un modèle périmé ? La question fait bondir les intéressés. « L’Ehpad est mort, vive l’Ehpad ! », veut croire Jérôme Guedj, cofondateur du think tank Matières grises, avec Luc Broussy, qui réunit les principaux acteurs du secteur.Ensemble, ils ont écrit et publié, jeudi 3 juin, un rapport sur « l’Ehpad du futur », qui proclame l’urgence de « changer radicalement le modèle » avec à la clé seize propositions.
L’étude vise à redorer le blason de l’institution, qui doit se transformer pour se préparer à accueillir les « vieux de demain »issus de « la génération de 1968 éprise de liberté ». Si la sécurité est nécessaire, au sein des Ehpad, la liberté doit être la valeur cardinale. Parmi les bonnes pratiques préconisées figurent l’instauration des horaires de repas à la demande, des menus à la carte avec si possible des produits bio… Le rapport suggère de rendre le droit de visite quasiment « inaliénable ». « Les familles revendiquent une place dans nos établissements, a rappelé Laure de la Bretèche, présidente du groupe Arpavie, jeudi. Il faut vraiment la leur donner ! »
« Comme à la maison »
Pour contrer l’« Ehpad bashing » ambiant, le rapport prône aussi une « révolution architecturale » dans bon nombre des 7 000 établissements de France. De fait, plus du tiers des Ehpad n’ont pas été rénovés depuis 1999. La suggestion a de quoi surprendre, alors que le problème numéro un souvent mis en avant est le nombre trop faible de personnels au chevet des résidents. Les auteurs justifient ainsi leur choix. « C’est seulement lorsque tous les acteurs auront été convaincus qu’il est possible de bâtir un nouveau modèle de l’Ehpad, attractif et bienveillant, qu’il y aura un consensus sur la nécessité de trouver un financement pour augmenter le ratio de soignants », soutient M. Guedj.
Le gouvernement a promis dans le plan de relance de septembre 2020 une somme de 2,1 milliards d’euros sur cinq ans pour les Ehpad, dont 600 millions d’euros pour des équipements numériques. Une enveloppe de 1,5 milliard devrait pouvoir être mobilisée pour des travaux de rénovation. Trois cents millions d’euros sont déjà programmés pour 2021 pour la réhabilitation des Ehpad, contre 88 millions d’euros par an en moyenne ces dernières années.
Le rapport a vocation « à proposer des idées pour que cet argent soit bien employé », s’est félicité jeudi Sylvain Rabuel, président du groupe DomusVi. Le résident en Ehpad doit devenir « un habitant », qui n’occupe plus une chambre standardisée mais un « logement » personnalisé, dans lequel il vit « comme à la maison ». Le lit ne devra plus être au milieu de la pièce comme à l’hôpital. Il suffira d’avoir des « lits avec de bonnes roulettes pour pouvoir les déplacer et créer un coin salon agréable », a précisé jeudi Sophie Boissard, présidente de Korian, convaincue que « les designers sont l’avenir du grand âge ». Le standard actuel des chambres doit passer de 22 m2 à 26 m2, voire 30 m2 à terme, dit le rapport.
La manne du plan de relance est pourtant loin de résoudre à elle seule l’équation financière de ce nouveau modèle. Le coût de l’hébergement représente entre 10 % à 30 % de la facture d’un usager en Ehpad. La facture risque donc de grimper sensiblement dans ce nouveau décor. « La vraie question, ce n’est pas de déterminer avec précision le coût de cette révolution mais plutôt de savoir qui la paiera », admettent les auteurs.
Décloisonner les Ehpad
Une fois transformé, l’Ehpad a vocation à perdurer pour une autre raison, soutiennent MM. Guedj et Broussy. « Il est non pas le problème mais la solution, selon Luc Broussy, pour permettre au plus grand nombre possible de personnes âgées de rester chez elles le plus longtemps possible », développe-t-il. Chaque Ehpad peut devenir le lieu qui offre une palette de services aux personnes âgées qui vivent alentour et restent à domicile. « Les Ehpad sont aux avant-postes de la réponse gérontologique de proximité » en France, estime Mme Boissard, la présidente de Korian.
Pour Jean-Marc Borello, le président du groupe SOS, l’objectif est de passer « de l’expérimentation » à la généralisation à grande échelle de « l’Ehpad plate-forme », une formule qui consiste à proposer une palette de services aux personnes âgées vivant dans les environs de l’établissement : portage de repas, offre de soins, salle de télémédecine… Décloisonner les Ehpad et le secteur du domicile « suppose de faire évoluer la réglementation », a-t-il rappelé jeudi. Le rapport de Matières grises propose d’inclure un nouvel article au Code de l’action sociale et de la famille qui autoriserait plusieurs établissements médico-sociaux à se regrouper pour travailler ensemble. « Il s’agit d’hybrider l’Ehpad et le domicile », insiste Marc Bourquin, conseiller « stratégie » de la Fédération hospitalière de France.
Dans dix ans, la France passera un cap avec l’arrivée d’une vague de personnes de plus de 85 ans dont beaucoup ne pourront pas vieillir à la maison. Le modèle de l’Ehpad reste donc incontournable. Pourtant, ni les acteurs ni le gouvernement ne se prononcent sur l’opportunité de lancer un plan de financement massif pour ouvrir des lits d’Ehpad. Le sujet est tabou : il suppose des financements conséquents.
Aujourd’hui, 21 % des plus de 85 ans vivent en Ehpad. Pour maintenir ce ratio, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) estime qu’il faudrait passer de 611 000 places aujourd’hui à 719 000 en 2030 et à 930 000 en 2050. Soit plus que doubler le rythme d’ouverture de places en Ehpad depuis 2012. Quelque 3 000 places sont livrées environ chaque année. Même en prenant un « virage domiciliaire » et en multipliant les habitats alternatifs tels que les résidences seniors, le besoin de places supplémentaires est estimé par la Drees en 2030 à 40 000.
« Miser sur le domiciliaire »
Depuis la crise sanitaire, des voix s’élèvent pour encadrer drastiquement la croissance du parc. L’institut Montaigne, dans un rapport intitulé « Bien vieillir, faire mûrir nos ambitions » publié en mai, suggère de « diviser par deux le nombre de résidents en Ehpad de moins de 80 ans (environ 5 % des résidents aujourd’hui) ». Un objectif qui suppose que la France mette en place une politique de prévention du vieillissement beaucoup plus volontariste, plaide l’institut.
Dans un rapport intitulé « Bien vieillir chez soi, c’est possible aussi » remis en mars, Bernard Bonne, sénateur (app. LR, Loire), et Michelle Meunier, sénatrice (PS, Loire-Atlantique), proposent « l’arrêt de la construction des Ehpad d’ici cinq ans. On disposera de plus de moyens pour la création d’autres habitats pour les personnes âgées, qui peuvent prendre différentes formes », observe M. Bonne.
« Arrêter totalement la création d’Ehpad sans prévoir une solution de substitution serait irresponsable », répond Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Synerpa, le premier syndicat des Ehpad privés commerciaux. Pour autant, « l’urgence de la sortie de crise est de trouver les moyens financiers pour soutenir le secteur du domicile tant son économie est chancelante », dit-elle.
Devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale, le 10 mars, Brigitte Bourguignon, la ministre déléguée chargée de l’autonomie, a mis en avant son intention d’éviter « de devoir financer [des] places en établissement au coût exorbitant, au regard de ce que suppose le maintien à domicile (…). Il est tout à fait possible », a insisté Mme Bourguignon, de miser « véritablement, dès à présent, sur le domiciliaire ». A coup sûr, le projet de loi sur lequel elle travaille en espérant pouvoir le porter d’ici à la fin du quinquennat n’aura pas pour objectif de couvrir le pays de nouveaux Ehpad.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire